09 avril Saint THOMAS DE TOLENTINO

Beato tommaso da tolentinoFranciscain, Martyr, + 1321

 En l'année 1320, quatre frères mineurs de la résidence de Tauris, en Perse, se rendirent dans l'Inde avec l'intention de secourir et d'étendre les missions jadis fondées par Fr. Jean de Monte-Corvino. Les frères qui partaient s'appelaient Fr. Thomas de Tolentino, Fr. Jacques de Padoue, Fr. Pierre de Sienne et Fr. Démétrius de Tiflis. Les trois premiers étaient prêtres, le Fr. Démétrius était frère lai, mais son habileté dans les langues orientales l'avait fait adjoindre aux missionnaires. Un frère prêcheur, Jourdain de Sévérac, vint augmenter la petite caravane. J'emprunte le récit du martyre des quatre franciscains à la relation du bienheureux Odéric d'Udine[1].

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MARTYR DU BIENHEUREUX THOMAS DE TOLENTINO
ET DE SES COMPAGNONS

Récit du Bienheureux Odéric.

Partant de la Chaldée, je vins dans l'Inde, qui fait partie de cette région tant ravagée par les Tartares. Leshommes y sont beaux ; ils ne se nourrissent que de dattes dont quarante-deux livres n'atteignent pas la valeur d'un gros vénitien. Je quittai cette partie de l’Inde, je traversai de nombreuses contrées et j'arrivai à l'océan.

La première ville que je rencontrai s'appelle Ormuz. Elle est fort belle, fort bien défendue ; c'est le centre d'un grand commerce. La navigation s'y fait sûr une sorte de bâtiments qu'on appelle jasses et qui sont cousus avec des cordes. Je montai dans un de ces navires où je ne pus découvrir un seul, morceau de fer.

En vingt jours de navigation; j'arrivai à Tana où quatre de nos frères en saint François subirent un glorieux martyre pour Jésus-Christ, ainsi que je le rapporte ci-dessous. Cette ville est bien située ; elle possède en abondance du pain, du vin et des arbres de diverses essences. Ce fut autrefois une cité importante, capitale de ce roi du Pont qui livra bataille à Alexandre le Grand. Le peuple est idolâtre il adore le feu, les serpents et les arbres. Cette contrée est aujourd'hui entre les mains des Sarrasins, qui s'en sont emparés de vive force ; elle fait partie de l'empire de Daldili. On y trouve des animaux de différentes espèces, il y a notamment des lions en grand nombre. On y voit aussi des singes et des chats, de grande espèce qu'on appelle dépi. Ce sont les chiens qui prennent les rats, parce que les chats, chasseurs naturels de ces rongeurs, ne sont pas propres à cet office ; on pourrait signaler encore une foule d'autres particularités.

Dans cette ville de Tana, ai-je dit, quatre frères mineurs ont subi un glorieux martyre: D'Ormuz, ou ils étaient, un navire devait les conduire à Colam[2]. Mais, pendant la navigation, un vent contraire s'étant levé, ils abordèrent à Tana. Là se trouvaient quinze familles de chrétiens nestoriens, schismatiques et hérétiques de la pire espèce.

A la sortie du navire les religieux descendirent dans une de ces maisons. Pendant le séjour qu'il y firent, une grosse querelle de ménage surgit entre leur hôte et sa femme que le mari frappa avec brutalité. Celle-ci, irritée des mauvais traitements qu'elle avait endurés, porta plainte au cadi, dignité qui pouvait prouver sa déposition et produire des témoins. Elle répondit qu'il y avait chez elle quatre Raban francs, c’est-à-dire quatre religieux latins, en état de justifier tout ce qu'elle avançait.

A ces paroles, un certain individu d'Alexandrie pria le cadi de les faire venir, en disant que c'étaient des hommes de grand savoir et d'une grande portée d'esprit avec lesquels il serait bop d'avoir une conférence dogmatique. Déférant à ce conseil, le cadi de comparaître les frères à son tribunal se présentèrent alors Fr. Thomas de Tolentino, Fr. Jacques de Padoue et Fr. Démétrius Lorzanus, simple frère lai, mais polyglotte distingué, très au courant des langues orientales. Fr. Pierre de Sienne, sorti pour traiter une affaire au moment où se présentèrent les envoyés du cadi, ne se trouva pas avec ses confrères à l'audience.

Dès que les religieux furent rendus au tribunal, le cadi, commençant aussitôt l'interrogatoire, fit mille questions touchant la foi. Les musulmans présents, prenant part au débat, soutinrent que Jésus-Christ est, non pas un Dieu, mais un homme. Fr. Thomas, dans sa réplique, prouva par la double autorité des arguments et des exemples que le Christ est à la fois Dieu et homme. Sa logique était tellement serrée qu'elle réduisait au silence ses contradicteurs.

Le cadi comprit qu'il ne lui serait d'aucune, utilité de poursuivre la discussion sur le terrain de la foi catholique ; la transportant donc sur celui de sa propre croyance, il demanda aux confesseurs ce qu'ils pensaient de Mahomet et de sa loi  : « Nous avons établi par de solides raisons, répondirent-ils, que Jésus-Christ, Fils de Dieu, est lui-même vrai Dieu et vrai homme et qu'il a donné à la terre la loi évangélique, loi très parfaite dans laquelle tout homme peut trouver son salut, Quant à Mahomet, il a donné une loi détestable, absolument opposée à la première. Instruits comme vous l'êtes , vous pouvez facilement vous former un jugement à ce sujet. » Le cadi alors et les musulmans s'écrient tout d'une voix : « Que pensez-vous donc de Mahomet ? — C'est un fils de perdition, répondit Fr. Thomas ; il demeure avec le démon, son père, au fond des enfers ; c'est là où iront le rejoindre tous les sectateurs de son abominable loi, aussi injurieuse à Dieu que pernicieuse aux hommes ! »

A ces mots, le cadi tire son épée, la brandit sur la tête des religieux et veut les contraindre à proclamer que Mahomet est un grand prophète, le héraut de la foi. Mais eux, fermes dans leur première déclaration, la maintiennent énergiquement. Exaspérés, les musulmans se jettent sur les bienheureux frères, qu'ils chargent d'injures et de coups. Ils leur lient ensuite les pieds et les mains, puis dans cet état les exposent aux ardeurs du soleil pour être torturés par le feu de ses rayons. Or, l'intensité de la chaleur est telle que, demeurer le temps de la célébration d'une seule messe soumis à son action suffit pour donner la mort. Eux pourtant y furent maintenus de trois à neuf heures, chantant les louanges de Dieu, joyeux et sans aucun mal.

Témoins de ce prodige, les infidèles tinrent conseil, puis ils dirent aux frères : « Nous allons allumer un grand feu et nous vous jetterons dans le brasier ardent. Si votre croyance est la vraie, comme vous le dites, la flamme vous respectera ; si au contraire elle est fausse, vous serez consumés. » Sans se déconcerter, les frères répondirent : « Nous sommes prêts, cadi, à souffrir pour notre foi le feu, la prison et tels genres de supplices qu'il vous plaira de nous imposer. Si la flamme nous dévore, gardez-vous de voir dans notre mort la condamnation de notre foi, mais croyez qu'elle est le châtiment de nos péchés pour lesquels Dieu peut permettre que nous subissions une peine temporelle. Notre foi est bonne ; elle est si parfaite que quiconque néglige de l'embrasser est dans l'impossibilité d'obtenir le salut éternel. »

Le bruit de la condamnation des frères au bûcher se répandit rapidement dans toute la ville ; aussitôt une foule de personnes des deux sexes, grands et petits, accoururent pour être témoins du spectacle.

Déjà Fr. Thomas, se prémunissant du signe de la croix, se préparait à entrer au milieu des flammes, quand un musulman l'arrête par. le capuce et lui dit : « N'entre pas ! tu es âgé et plein d'expérience : peut-être portes-tu sur toi quelque talisman dont la vertu te préserverait de l'action du feu ; laisse un plus jeune te précéder ! » A ces mots, quatre mécréants vigoureux, se saisissant du Fr. Jacques, se mettent en devoir de le précipiter dans le brasier. Mais lui : « Ne me jetez pas ! s'écrie-t-il. C'est de mon plein gré et de moi-même que je veux affronter ce tourment pour ma foi ! » Paroles inutiles, les forcenés ne veulent rien entendre et lancent le prisonnier au milieu des flammes.

Celles-ci s'élevaient si haut, elles avaient un tel développement que le supplicié, placé au centre du bûcher, échappait aux regards. Cependant le vent s'étant levé, le souffle de la brise faisait parfois tomber la flamme ; dans ces moments on entendait la voix du religieux qui invoquait le nom de Marie. Puis, quand le bois fut consumé, on aperçut l'athlète du Christ, debout sur les charbons ardents, les mains étendues en forme de croix, le corps intact, le cœur pur, rendant gloire à Dieu.

A cette vue, le peuple s'écria tout d'une voix : « Ce sont des saints ! Ce sont des justes ! C'est un crime de les mettre à mort! Nous avons entendu et nous avons vu que leur foi est la foi véritable ! » Sur l'appel qu'on lui adressa, Fr. Jacques sortit du brasier sans aucune brûlure.

Hors de lui, le cadi cria au peuple : « Cet homme n'est ni saint ni juste ! Si les flammes n'ont pas eu d'effet sur lui, c'est que sa tunique est faite en laine de la terre d'Abraham, et nous savons tous que cette laine est réfractaire à l'action du feu ! »

On dressa un second bûcher de dimension triple du premier, on l'arrosa d'huile et de graisse, puis on y mit le feu. On dépouilla ensuite Fr. Jacques de ses vêtements, on lui enduisit d'huile tout le corps, après quoi on le jeta au milieu des flammes. Pendant ce temps, Fr. Thomas et Fr. Démétrius, à genoux au pied du bûcher, priaient Dieu de toute la ferveur de leur âme. Le Seigneur veillait sur son serviteur. La grâce du Très-Haut, apportée sans doute du ciel par la main d'un ange, émoussa toute la force du terrible élément. O prodige ! quand tout fut consumé autour de lui, Fr. Jacques, comme la première fois, sortit de l'épreuve plein de vie et de santé.

Le peuple cria derechef : « Ces hommes sont saints et amis de Dieu; c'est un crime de les faire mourir. »

Témoin du miracle, Mélich, justicier de la ville, appela à lui Fr. Jacques, lui fit rendre ses vêtements et lui dit : « Nous voyons que vous êtes des hommes justes et que votre foi est excellente; mais hâtez-vous de quitter cette ville et ce territoire parce que le cadi, voulant sauver la loi de Mahomet, travaille de tout son pouvoir à vous perdre. »

C'était environ l'heure de complies. Tout le peuple, musulmans et idolâtres, frappé de stupeur, disait : « Nous avons vu chez ces hommes des choses si merveilleuses, que nous ne savons plus ce qu'il faut croire ! »

Mélich cependant fit transporter les frères au delà d'un bras de mer peu distant de la ville et leur donna pour guide l’homme qui les avait, reçus chez lui; ils arrivèrent ainsi dans un bourg dont le nom n'a pas été conservé et descendirent chez un idolâtre.

Sur ces entrefaites, le cadi alla trouver Mélich et lui dit : «Qu'avons-nous fait en laissant échapper ces Raban Francs qui ont opéré tant de prodiges dans notre ville ? Le peuple est simple, il sera touché, abandonnera la loi de Mahomet, embrassera la leur. Vous n'ignorez pas que dans le Coran, c'est-à-dire dans la loi qu'il nous a donnée, Mahomet déclare que tuer un chrétien est une chose aussi méritoire que faire un pèlerinage à la Mecque.

Mélich lui répondit: « Faites ce que bon vous semblera ! » En même temps, il lança à la poursuite des religieux quatre hommes armés avec mission de les mettre à mort.

Les meurtriers arrivèrent au bord de la mer à la nuit tombante. Les ténèbres les surprirent ; force leur fut donc de poursuivre leur route dans l'Obscurité.

Pendant ce temps, Mélich faisait saisir et jeter en prison tous les chrétiens. A minuit, les frères se levèrent pour réciter l'office de matines. Ce fut le moment où les quatre émissaires pénétrant dans la maison ou ils étaient logés, les saisirent et, les conduisant sous un arbre en dehors du bourg, ils Peur dirent . « Mes frères, apprenez que nous avons reçu de Mélich et du cadi l'ordre de vous faire mourir. C'est bien malgré nous que nous accomplissons cet acte, car vous êtes des hommes justes et saints ; mais nous n'osons pas faire autrement. Si nous n'exécutions pas nos instructions, nous serions mis à mort, nous, nos femmes et nos enfants.

Les frères répondirent : « Nous savons que par la privation de la vie temporelle nous arriverons à la possession de la vie éternelle; faites donc promptement ce qui vous est commandé. Nous sommes prêts à endurer avec humilité pour notre foi et pour l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ tous les tourments qu'il vous plaira de nous infliger. » L'homme qui les avait suivis reprocha alors amèrement aux bourreaux leur infidélité : « Et moi aussi, ajouta-t-il, je professe la même foi que ces frères : je confesse le Dieu qu'ils prêchent. je dois donc subir le même sort ! »

Les exécuteurs pourtant, sans rien écouter, dépouillèrent les religieux de leurs vêtements, et, pendant que Fr. Thomas étendait les bras en forme de croix, ils lui tranchèrent la tête et en firent un martyr de Jésus-Christ. Dans le même temps, un des bourreaux saisit brutalement Fr. Jacques par la barbe et d'un coup d'épée lui fendit la tête jusqu'aux yeux, puis la sépara du tronc. Fr. Démétrius, enfin, reçut d'abord un coup qui lui perça la poitrine, il fut ensuite décapité et alla ceindre avec ses deux frères la couronne céleste.

Ce glorieux combat eut lieu le 1er avril 1321, avant le dimanche des Rameaux. Dieu se plut à montrer que les âmes de ses serviteurs possédaient la couronne céleste ; aussi, au moment même de leur bienheureux trépas, en témoignage de leur gloire, permit-il que s'accomplissent des prodiges. A la stupeur générale, la nuit devint tout à coup étincelante, de sorte que la terre, ensevelie dans de profondes ténèbres, resplendit d'une brillante lumière. La lune, elle aussi, donna une clarté insolite. Puis, sans transition, se répandirent obscurité, voix, tonnerres, éclairs. lueurs sinistres ; chacun se crut à son dernier instant. Le navire qui devait les porter à Colam et qui, au mépris du marché passé, les avait conduits à Tana, s'abîma, engloutissant tous ceux qui le montaient ; jamais plus il n'en fut entendu parler.

Quand le matin fut venu, le cadi envoya prendre tout ce qui avait appartenu aux martyrs. On trouva alors Fr. Pierre de Sienne, qui était sorti lors de l'arrestation de ses trois confrères. On l'arrêta et on le conduisit au cadi. Celui-ci, ainsi que Mélich, lui adressèrent les paroles les plus engageantes et lui promirent de grands biens s'il voulait renier la foi de Jésus-Christ pour embrasser celle de Mahomet. Mais lui rit de leurs avances et méprisa leurs présents. Il fut alors soumis à diverses tortures qui durèrent pendant deux jours. Le troisième, n'ayant pas modifié ses dispositions, il fut pendu à un arbre. On l'y laissa depuis le matin jusqu'à la nuit. Au crépuscule du soir on le détacha ; comme on vit qu'il n'en avait éprouvé aucun mal, on le coupa en deux par le milieu du corps. Le lendemain matin ses restes ne furent pas retrouvés, mais il fut révélé à une personne digne de foi que Dieu l'avait soustrait aux regards des hommes jusqu'au temps marqué par son bon plaisir.

La nuit où les bienheureux frères achevèrent leur martyre, Mélich dormait couché sur sa natte, quand lui apparurent les saintes victimes éblouissantes comme des soleils. Chaque frère tenait à la main une épée nue qu'il brandissait contre son bourreau, comme s'il eût voulu le couper en deux. A cette vue, Mélich terrifié se met à hurler de frayeur à la manière d'une bête sauvage. Attirée par le bruit, toute sa maison se réunit autour de lui et demanda la cause de cette agitation. Mélich s'éveilla et, revenu à lui-même, dit : « Ces Raban Francs que j'ai fait mourir sont venus ici et m'ont menacé de leurs épées ! » Il fit aussitôt prévenir le cadi de ce qui lui était arrivé et lui demanda conseil pour échapper au danger qui le menaçait. Le cadi l'engagea, pour le cas où il ne pourrait se soustraire aux mains vengeresses qui le menaçaient, de leur élever une église monumentale. Déférant à cet avis, Mélich fit élargir tous les chrétiens qu'il avait entassés dans les prisons, leur demanda humblement pardon du mal qu'il leur avait fait, porta la peine de mort pour toute insulte faite aux disciples de Jésus-Christ, et, construisant quatre mosquées en l'honneur des bienheureux martyrs, il établit des prêtres musulmans pour le service de chacune d'elles.

Mais sans la foi il est impossible de plaire à Dieu. Mélich, demeuré infidèle, fut bientôt frappé de la vengeance divine. Le roi, apprenant la mort des frères, le fit arrêter et amener les mains liées derrière le dos. Quand il fut en sa présence, il lui dit : « Pourquoi as-tu agi avec cette cruauté à l'égard des frères ? — C'est avec justice, répondit Mélich, que j'ai permis leur mort, parce qu'ils voulaient bouleverser notre loi et qu'ils disaient du mal de Mahomet, prophète de Dieu. — Chien, reprit le roi, monstre de barbarie, quand tu as vu que le Seigneur les avait deux fois délivrés du feu, comment as-tu bien osé porter contre eux des mains criminelles ? » Puis, l'ayant accablé de reproches, il le condamna à être, avec sa famille, coupé par le milieu du corps ; c'est ainsi que le traitement qui avait été pour les frères l'occasion de leur gloire devint pour lui celle d'une honte éternelle.

C'est dans ce pays la déplorable habitude que les corps morts ne soient jamais inhumés, mais qu'ils demeurent au milieu des champs où l'excessive chaleur ne tarde pas à les corrompre. Pour ces bienheureux frères, ils restèrent ainsi sans sépulture pendant quatorze jours, aussi frais et entiers qu'au moment de leur trépas. Témoins de ce prodige, les chrétiens les relevèrent et les ensevelirent avec des marques de respect qu'il serait trop long de décrire.

Ayant appris tous ces détails, je suis venu sur les lieux ; j'ai ouvert les tombeaux, j'ai pris les ossements avec révérence et humilité, je les ai enveloppés dans des toiles précieuses et, aidé d'un frère et d'un serviteur, je les ai portés dans un couvent de nos frères qui se trouve à la Chine.

Mais Dieu, que le Prophète déclare admirable dans ses saints, voulut ici encore témoigner sa puissance. Transportant ces vénérables restes, je m'arrêtai un soir dans une maison pour y passer la nuit. Au moment de m'endormir, je mis sous mon chevet le dépôt sacré et m'endormis. Mais voilà que les musulmans profèrent contre moi des cris de mort et allument un incendie. Mon compagnon et mon domestique sortent en toute hâte ; pour moi je suis cerné par le brasier. Pressé de tous côtés par les flammes, je m'arme de ces restes précieux et, invoquant le secours de Dieu, je me réfugie dans un coin. Admirable clémence du Très-Haut qui ne repousse aucun de ceux qui l'invoquent avec foi ! Trois des angles de la maison deviennent la proie du feu, celui derrière lequel je m'abritais avec confiance est seul préservé. Je sors enfin du bûcher dans lequel avaient été consumées la maison et d'autres constructions.

Dans le cours du même voyage, j'éprouvai encore un autre effet de leur protection. Comme je me rendais un jour par mer à Colam, le vent nous fait tout à coup défaut. Les idolâtres se mettent à invoquer leurs dieux, leur demandant de faire souffler une brise favorable, mais ce fut en vain. Les musulmans font ensuite force prières, sans plus de succès que les idolâtres. ils viennent alors nous trouver, moi et mon compagnon, et nous disent : « Levez-vous, adorez le Seigneur votre Dieu ; si vos prières nous obtiennent le salut, nous vous aurons en grande considération ; mais si vous n'obtenez rien, nous vous jetterons à la mer avec tous les ossements que vous portez. » Nous nous levons donc, non sans une certaine appréhension, mais pleins de confiance cependant en Dieu qui se tient près des cœurs affligés, et nous promettons prières et messes en l'honneur de la glorieuse Vierge Marie. Cependant le calme persiste. pans ce péril extrême, je conjure Notre-Seigneur de daigner, par les mérites de ses saints, exaucer nos supplications, puis, prenant un des ossements sacrés, je le passe furtivement à notre domestique, lui ordonnant de se rendre en tête et de le jeter immédiatement dans la mer. Cet ordre n'est pas plus tôt exécuté, que Dieu, glorifiant ses saints, obtempère à nos vœux présentés en leur nom. La bise se lève et, grâce à elle, nous gagnons le port où nous abordons sains et saufs.

Arrivés à Colam, nous montâmes sur un autre navire gour gagner, comme je l'ai dit, l'Inde supérieure [la Chine]. Mon intention était de nous rendre, pour y déposer nos reliques, à Kaï-Tong, ville importante, où nos frères ont deux habitations. Sur le navire il y avait avec nous, outre certains marchands, sept cents passagers idolâtres. Or, ces idolâtres ont coutume, avant d'arriver au port, de parcourir le navire dans tous les sens pour se rendre compte de ce qu'il contient; quand, d'aventure, ils y trouvent des ossements de défunts, ils les jettent â la mer, persuadés que ces restes humains seraient pour eux une cause de manieurs sur terre et sur mer. Ils se livrèrent donc à leur perquisition accoutumée, et, bien qu'ils fussent plusieurs centaines, par une protection particulière de Dieu qui cacha à leurs yeux ces précieux débris, ils ne découvrirent rien. Nous arrivâmes ainsi heureusement au couvent de nos frères, où nous déposâmes, avec tout le respect et les honneurs qui leur étaient dus, les ossements de nos bienheureux martyrs. Depuis lors, chaque jour ils opèrent des miracles en faveur des chrétiens et même en faveur des infidèles. Les musulmans et les idolâtres en effet, quand ils sont malades, prennent de la terre sur laquelle a coulé le sang de ces héros chrétiens, ils la délaient dans l'eau, boivent ce mélange et souvent obtiennent une guérison complète :

A cette relation du bienheureux Odéric on me permettra d'ajouter quelques détails sur le Fr. Jourdain de Sevérac, compagnon des frères mineurs pendant une partie de leur voyage.

Fr. Jourdain passa à Supéra, où il apprit l'arrestation de ses compagnons à Tana ; à cette nouvelle il rebroussa chemin, afin de présenter lui-même leur défense devant Mélieh. Ce fut dans une petite maison située à quelques milles de Tana dans laquelle il s'était arrêté qu'il connut lé sort des frères mineurs, et aussitôt il se remit en route afin de leur rendre les devoirs funèbres. Il s'établit dans Tana et écrivit en 1323 une lettre collective aux frères prêcheurs et aux frères mineurs de Perse. C'est une pièce digne, par les sentiments qu'elle témoigne et le style dans lequel ils sont exprimés, de ce que les temps de la primitive Église nous ont conservé de plus parfait.

« Aux Révérends Pères en Jésus-Christ, les Frères Prêcheurs et les Frères Mineurs demeurant à Tauris, à Diagordan et à Maregha, Frère Jourdain; de l'Ordre des Frères Prêcheurs, le plus petit de tous, vous salue, vous baise les pieds et se recommande avec beaucoup de larmes à vos prières.

« Je fais savoir à vos Paternités que je suis seul, misérable pèlerin, sans aucun compagnon, dans l'Inde, où, après la mort douloureuse de mes associés de l’Ordre des Mineurs, Thomas le saint Jacques le glorieux, Pierre et Démetrius les bienheureux, la Providence divine, en punition de mes fautes ; a disposé que je restasse. Mais béni soit le Seigneur qui règle toutes choses selon son bon vouloir !

« Depuis que ces généreux frères mineurs ont consommé leur martyre, j'ai eu le bonheur de conférer le baptême à quatre-vingt-dix personnes, dans un lieu nommé Baroch ; après elles, plus de vingt autres ont aussi été régénérées dans les eaux baptismales, sans compter trente-cinq autres encore à qui j'ai administré ce sacrement à Supéra et à Tana. Grâces soient rendues à Jésus-Christ, créateur de tout ce qui existe ! Mais comme je suis seul et sans compagnon, je resterai ici quelque temps encore. Je m'occupe à préparer l'église pour les frères qui viendront ; je leur laisserai tout ce qui reste des frères qui sont morts, ainsi que tous les livres que je possède. Quant à moi, j'ai dessein de retourner en Europe, mais le règlement de certaines affaires importantes et compliquées relatives à la foi exige que je demeure un certain temps.

« Pour ce qui regarde les glorieux martyrs, comme vous le savez, je me rendis à Tana après leur bienheureuse passion et leur donnai la sépulture. Voilà deux ans et demi que je suis là, tant dans la ville que dans la province, sans cesse en mouvement, sans mériter cependant de recevoir à mon tour la même couronne que mes heureux confrères. Hélas ! ô mes Pères bien-aimés, hélas ! infortuné que je suis, si tristement perdu dans ces lieux où règne l'erreur, seul et orphelin, comme dans la solitude d'un immense désert. Oh ! que maudite soit l'heure où, dans l'intérêt pourtant du salut d'autrui, je me séparai si malencontreusement de mes saints compagnons, ignorant, malheureux que j'étais, quelles splendides couronnes les attendaient ! Oh ! plût à Dieu que dans cet instant la terre m'eût englouti vivant, plutôt que de me laisser ainsi, misérable et sans consolation, en proie à tant de douleurs et d'adversités, privé de mes bienheureux confrères ! Qui pourrait raconter ce qu'ensuite j'eus à souffrir ? Pris sur mer par des pirates, incarcéré par les musulmans, accusé, injurié, maudit, voilà longtemps que je suis privé, comme un criminel, du saint habit de mon Ordre et que je demeure avec une seule tunique sur les épaules ! J'ai supporté la faim, la soif, le froid, le chaud, la colère, les malédictions, les maladies, le dénuement, la persécution, les accusations des faux chrétiens, les intempéries des saisons et d'autres maux encore, tous à un degré inimaginable, pendant que les saints associés de mes travaux jouissaient déjà des palmes de la victoire! Malheureux que je suis ! qui donnera à mes yeux deux fontaines de larmes pour pleurer dans la tristesse et dans l'amertume de mon cœur mon infortune et ma désolation ! mais je suis prêt à souffrir avec joie tous ces maux et d'autres encore, même la mort, pour l'amour de mon bien-aimé Jésus, afin d'être réuni au terme de cette vie dans le séjour de l'éternelle félicité à mes bienheureux et bien-aimés frères mineurs.

A tous ces maux que je viens d'énumérer, je dois ajouter que je suis dans un extrême dénuement et affligé de grandes douleurs dans mon corps. La tête, la poitrine, tous mes organes, tous mes membres sont éprouvés. A toutes ces misères physiques et morales, joignez l'isolement dans lequel je me trouve, sans personne pour prendre conseil. Enfin à mon occasion, il s'est produit une scission parmi le peuple, de sorte que j'ai des jours heureux et des jours pénibles, selon l'effet que produisent les cabales des séducteurs.

« Au milieu de toutes mes afflictions, j'ai eu la consolation de régénérer dans les eaux du baptême plus de cent trente personnes de l'un et de l'autre sexe ; je tiens pour certain que des frères venant ici disposés à tout souffrir avec patience jusqu'au martyre opéreraient un grand fruit dans les âmes.

« O mes bien-aimés frères, je tourne mes regards vers vous, et, les yeux baignés de larmes, je vous conjure de venir consoler un pauvre infortuné que ses saints compagnons ont laissé à lui-même. Venez, venez, frères bien-aimés, venez, fermes dans la patience, afin que, grâce à votre dévouement, le fruit que j'ai recueilli en recevant le saint baptême, préservé de la corruption, soit, au temps de la récolte, semblable au bon grain, séparé de la paille et recueilli dans le grenier du Seigneur !

« Sachez bien, frères bien-aimés, que votre nom de Latins est en bien plus grande considération ici, près des Indiens, que tel autre de leurs propres contrées, Ces peuples ont constamment les yeux ouverts pour voir si quelqu'un des nôtres ne leur arrivera pas, ou du moins ne viendra pas à passer. Leurs livres, disent-ils, leur annoncent cet heureux débarquement ; aussi prie-t-on chaque jour le Seigneur de hâter ce fortuné moment. Oh si le pape pouvait entretenir dans ces mers au moins deux galères ! Quel dommage pour le Soudan d’Égypte et quel profit pour la foi ! Mais qui le fera savoir au pape ? Ce ne sera certainement pas moi, pauvre et chétif pèlerin en ces régions ; aussi je recommande cette affaire à votre sollicitude, Pères saints.

« Adieu, Pères saints ; priez tous pour le pèlerin de Jésus-Christ, demandez au bon Jésus que les Indiens et les néophytes noirs arrivent à avoir une âme bien blanche.

« Au milieu de mes soupirs je termine ma lettre, et de nouveau je me recommande du fond de mon cœur à vos prières.

« Tana, dans l'Inde, l'an du Seigneur 1323, au mois de février, en la fête des saints martyrs Fabien et Sébastien. »[3]


[1] WADDING, Annales,t. VI, ad. ann. 1321;— Histoire universelle des missions franciscaines, trad. franç. du P. VICTOR BERNARDIN DE ROUEN, t. 1, p. 243 suiv. ; — BOLL., Acta sanct., 1 avril I, 52-55.
[2] Dans l’île de Salsette, près de Bombay.
[3] LES MARTYRS : Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis les origines du christianisme jusqu'au XX° siècle ; traduites et publiées par le R. P. Dom H. Leclercq, moine bénédictin de Saint-Michel de Farnborough.

 

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