Pko 10.05.2020
Bulletin gratuit de liaison de la communauté de la Cathédrale de Papeete n°21/2020
Dimanche 10 mai 2020 – 5ème Dimanche de Pâques – Année A
Humeurs…
Alarme citoyens !… La liberté est en danger !
« Le confinement est la plus forte restriction de liberté que j’aie jamais vécue, et j’ai hâte, comme tout le monde, d’en sortir. Pas question, sur le long terme, de sacrifier la liberté à la santé. J’aime mieux attraper le Covid-19 dans un pays libre qu’y échapper dans un État totalitaire ! » (André COMTE-SPONVILLE)
Au nom du Covid-19 nos libertés ont été réduites comme jamais : confinement, suppression de la liberté de culte, de la libre circulation… justifié et même nécessaire ou non, il n’est en tous les cas « pas question, sur le long terme, de sacrifier la liberté à la santé ».
Il est tentant, pour ceux qui ont à gérer le quotidien de la cité, de vouloir prolonger ces restrictions de liberté… nous le constatons avec la décision du Tribunal administratif suspendant le couvre-feu et l’interdiction de rassemblement… Cette décision a suscité un tôlé des maires et du Pays les conduisant à « envoyer une lettre au haut-commissaire pour [lui] demander de maintenir ce couvre-feu ». Pour quelle raison : « Le couvre-feu a allégé les délits »… Ici, la lutte contre le Covid-19 n’est plus la raison de la restriction de liberté mais un prétexte ! Et ce prétexte est une atteinte la liberté, un « insidieux mais mortifère poison, à coup sûr, de toute saine démocratie ».
Dans la catégorie des atteintes à la liberté, on relèvera aussi l’arbitraire d’autoriser la célébration de la messe les samedis et dimanches et pas en semaine… comme si le virus était plus actif en semaine !
La peur que génère l’épidémie, alimentée par les médias et les réseaux sociaux, transforme les hommes en « moutons de Panurge »… au point d’en oublier que temps d’hommes et de femmes se sont battus pour cette liberté ! « Ne pas se révolter un tant soit peu, mais courageusement, de manière adulte et responsable, face à pareil abus de pouvoir serait donner implicitement raison » à Étienne de la Boétie dans son « Discours de la servitude volontaire » !
À l'alarme, citoyens !
« D’où, au vu de cette tyrannie qui s’avance masquée (c’est le cas de le dire aujourd’hui, sans vouloir faire de mauvais jeux de mots mais paraphrasant plutôt ici la fameuse formule de Descartes en une lettre adressée au père Mersenne), ce cri d’alarme ! Allons-nous accepter passivement, sans résister ni broncher, dociles comme les moutons de Panurge du vieux mais sage Rabelais, pareille tentation totalitaire ? Ne pas se révolter un tant soit peu, mais courageusement, de manière adulte et responsable, face à pareil abus de pouvoir serait donner implicitement raison, pour notre plus grand malheur – pire encore que cette terrible menace du coronavirus – à cet autre grand penseur, ami du sceptique mais lucide Montaigne, qu’était Etienne de La Boétie lorsqu’il discourait, pour mieux la condamner du haut de sa libre mais intelligente critique, sur la "servitude volontaire".
À l’alarme, citoyens : notre démocratie, oui, est vraiment malade ! »
(Daniel SALVATORE-SCHIFFER)
Laissez-moi vous dire…
Lundi 11 mai : déconfinement en France métropolitaine mais els offices religieux restent interdits
Économie : le « grand ménage » est-il pour demain ?
Ce lundi 11 mai la France métropolitaine « retient son souffle » pour ne pas enclencher une seconde vague d’épidémie ! Les États-Unis font fi de l’épidémie car la relance économique prime !
Les hommes politiques, les économistes et même les populations ont parfois besoin d’un « électro-choc » pour réagir et changer leur regard et leurs pratiques. Ce fut le cas après les deux bombes nucléaires sur le Japon. Il fallait arrêter cette folie qu’est la guerre mondiale, se mettre autour d’une table et redéfinir des priorités pour que le monde ne sombre pas et renaisse de ses décombres. Malheureusement les conflits armés n’ont guère cessé…
La pandémie actuelle servira-t-elle d’électrochoc ?
De nombreux experts paradent à la télévision, devant les assemblées parlementaires, sur les réseaux sociaux … De « grands » experts en épidémiologie, en économie, en gestion de crise… De « faux » experts déguisés en conseillers… Des techniciens, des technocrates, des profiteurs, des opportunistes… la concierge d’un ministre… un général… mon voisin… chacun(e) y va de son discours : « Yaka, faukon, faudrait… » Il y a même un Ministre de l’Intérieur, Ministre des Cultes qui expliquait ce que devrait être la prière, pour justifier la non-réouverture des lieux de culte !!
Et pendant ce temps des petites entreprises mettent la clef sous la porte, des hommes et des femmes « mendient » un travail…
La population peut-elle faire entendre sa voix, être écoutée ?
Les lectures proposées pour la liturgie de ce dimanche (5ème dimanche de Pâques) comportent un texte intéressant tiré des Actes des apôtres. « … les frères de langue grecque récriminèrent contre ceux de langue hébraïque, parce que les veuves de leur groupe étaient désavantagées dans le service quotidien. Les Douze convoquèrent alors l’ensemble des disciples et leur dirent : “Il n’est pas bon que nous délaissions la parole de Dieu pour servir aux tables. Cherchez plutôt, frères, sept d’entre vous, des hommes qui soient estimés de tous, remplis d’Esprit Saint et de sagesse, et nous les établirons dans cette charge.” » Finalement six juifs de langue grecque et un ancien païen converti furent chargés de s’occuper des aumônes et de venir en aide aux veuves hellénistes. C’est dans le dialogue et la réflexion collective que peuvent surgir les meilleures solutions.
Certes nous ne sommes pas des experts en économie mais, en tant que citoyens, nous pouvons faire des suggestions et même des propositions, pourvu qu’on accepte de nous entendre. Dans les grandes entreprises japonaises des « cercles de qualité » étaient organisés régulièrement [repris par un bon nombre de groupes internationaux, y compris dans le monde du tourisme, de l’hôtellerie…]. Du simple ouvrier jusqu’aux ingénieurs et cadres supérieurs chacun(e) peut exposer des propositions qui sont ensuite analysées quant à leur opportunité, à leur intérêt… Les techniques managériales ont évolué mais la « gestion participative » fait toujours ses preuves dans de nombreux domaines.
L’« après-confinement » sera-t-il marqué par des changements profonds dans nos sociétés ?
Cela dépend d’abord d’une volonté individuelle. Chacun(e) de nous va-t-il tirer les leçons de ce confinement imposé : hygiène et qualité de vie, nouvelle gestion économique familiale, choix écologiques… Au plan national ensuite, y aura-t-il une volonté collective de dépasser les intérêts personnels et catégoriels ? Le « mouvement des gilets jaunes » aurait pu jouer ce rôle s’il n’avait été dévoyé par des casseurs, des anarchistes et autres profiteurs et opportunistes.
Au niveau international, l’Union Européenne a esquissé un plan de solidarité inter-états pour sauvegarder la santé des citoyens, soutenir les entreprises, les emplois et l’activité socio-économique (Source : site Web de l’Union Européenne]. L’UE est également à l’origine d’une Conférence d'appel aux dons en vue de mobiliser 7,5 milliards d'EUR de financement initial pour lancer la coopération mondiale dans le domaine de la recherche. Les fonds collectés seront répartis en trois volets : outils de diagnostic, traitements et vaccins.
Un autre volet important à prendre en compte est celui de la mondialisation qui vient de montrer -une fois de plus- ses effets pervers : pénurie de masques, de respirateurs, de médicaments, de biens de première nécessité liée à une délocalisation des entreprises multinationales en recherche de bénéfices toujours plus conséquents. Nous savons tous que près de 40% des profits de ces multinationales « s’évadent » vers des « paradis fiscaux » et ne profitent donc pas au développement escompté par les populations qui paient honnêtement leurs impôts et taxes !
Le pape François l’a maintes fois répété : « La paix de la mondialisation économique n’est pas la paix du Christ ». [audience générale du 15 avril 2020 portant sur la septième béatitude : Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.] La paix du Christ consiste à « annuler l’inimitié et à se réconcilier ». Il s’agit donc de refuser l’état de guerre en morceaux, visant avant tout les intérêts économiques et financiers et non le bien des populations.
Au-delà de la première urgence de relancer l’économie et l’emploi en redémarrant les entreprises, d’autres urgences sont à prendre en compte : « la remise de la dette des pays pauvres, enjeu capital pour la justice et la paix ». « L’argent donné aux pays du sud ne devrait l’être que sous forme de subventions de projets précis (et non de prêts) et pour le développement. (…) Un suivi s‘avère indispensable pour éviter le clientélisme, les détournements. Nous fermons trop souvent les yeux sur des dictatures ou des régimes corrompus quand cela nous arrange. » [Source : Lettre de Justice & Paix, n°257, mai 2020]
Une autre urgence : celle de la lutte contre le réchauffement climatique. La démonstration des effets néfastes de nos activités sur la pollution a été éclatante durant ce confinement mondial. L’après-confinement changera-t-il les choix individuels, collectifs, économiques, politiques en faveur de la sauvegarde de notre planète terre ?
Ce « grand ménage » tant espéré est à notre portée, il dépend de chacun(e) de nous !
Saurons-nous poursuivre cet élan de solidarité qui nous a animé pendant le confinement ?
Dominique SOUPÉ
© Cathédrale de Papeete – 2020
Regard sur l’actualité…
Une affaire de veuves
La première lecture de ce Dimanche nous rapporte un moment significatif de l’histoire de l’Église naissante. Le nombre de croyants au Seigneur Jésus Christ augmente, et la communauté de Jérusalem doit s’ouvrir à d’autres cultures mais aussi aux détresses du moment liées à cette diversité. Concrètement, se fait jour dans l’Église un conflit (déjà !) à propos de l’aide et du service des veuves nécessiteuses de la communauté. Celles de culture grecque, étrangères d’origine et venues finir leurs jours à Jérusalem, se trouvent délaissées au profit des veuves des familles locales juives qui ont des appuis familiaux sur place. Force est de constater que la communauté n'avait pas su éviter de reproduire en elle ce qui se passe dans les sociétés portées à négliger les droits des faibles et des minorités. On le voit, les différences culturelles ou sociologiques avaient dû mettre à l'épreuve la charité et l'esprit communautaire ! Forts de leur autorité, les apôtres prennent l’initiative pour régler ce différend et éviter ainsi une double impasse : la première serait de minimiser ou nier le conflit en prenant prétexte des valeurs de foi et de charité censées unir la communauté. Une telle attitude n'aurait rien résolu dans le concret ! La seconde impasse aurait consisté à l'inverse à prendre tellement au sérieux le conflit, à se laisser prendre par les difficultés concrètes qu'on en vienne à oublier l'essentiel lui-même, à savoir la foi vécue dans l'unanimité. Pour cela, les apôtres rappellent que leur mission première, en tant qu’apôtres, est l’annonce de la mort et résurrection du Christ, et la proclamation du message qu’il a laissé : nourrir les affamés, vêtir ceux qui sont nus, visiter les malades etc…. Une annonce et un message qui doivent être mis en pratique. Annoncer Jésus Christ est le cœur de la mission du Chrétien, mais cette annonce est incomplète si elle ne s’accompagne pas du service de la charité qui est une fonction spirituelle, accomplie à la lumière de l’Esprit Saint !
Aussi, après que la communauté eut été rassemblée, sept frères sont choisis et appelés à recevoir mission de service des plus pauvres et des plus déshérités. Les apôtres après avoir prié, leur imposent les mains et leur confient la mission de « servir aux tables ». Bien que ces sept frères ne soient jamais appelés clairement « diacres », ils constituent le premier collège d’où sera issu après quelques glissements de sens, notre diaconat actuel, toujours appelé au service de la table de la charité et de la table de la Parole. Avec ces Sept, la communauté prend ses responsabilités et, en organisant son fonctionnement de façon concrète, elle évite ainsi de s'enfermer dans un choix malheureux qui serait : ou bien l'évangélisation, ou bien le service des pauvres ! Les deux sont à sauvegarder et à assurer, et pour cela, l'organisation de la vie concrète va donc répartir les taches : aux Douze (les apôtres) la parole, aux Sept le service des tables. Ainsi est écarté le danger d'un choix qui serait : ou la prière, ou l'engagement ! Ou l'intériorité, ou le témoignage.
Belle façon de nous rappeler deux choses essentielles pour la vie de notre Église : si le témoin veut rester témoin, il doit ménager dans sa vie des espaces de gratuité destinés à entretenir et à garder vivante sa relation à Dieu. Il serait impensable que ceux qui se veulent témoins de la résurrection ne gardent pas la prière comme prioritaire ! Mais le témoin ne saurait oublier le service de la charité, un service qui n’est pas réservé aux seuls diacres. Il s’agit non seulement d’accueillir la Parole, mais aussi de la mettre en pratique. Jésus est clair à ce sujet. C’est l’affaire de toute la communauté, de tout baptisé. Alors, gardons dans la mémoire de notre cœur ces paroles de St Jacques : « A quoi cela sert-il, mes frères, que quelqu’un dise : “J’ai la foi”, s’il n’a pas les œuvres ?... Si la foi n’a pas les œuvres, elle est tout à fait morte ! » (Jc 2,14.17)
+ Mgr Jean-Pierre COTTANCEAU
© Archidiocèse de Papeete – 2020
Audience générale
La prière est le souffle de la foi, son expression la plus juste
Le Pape François a entamé lors de l'audience générale ce mercredi un nouveau cycle de catéchèses qui porte sur la prière. Revenant sur l'épisode de l'aveugle Bartimée raconté dans l'Évangile selon saint Marc, le Saint-Père a rappelé le sens du cri d'un cœur qui se tourne vers Dieu.
Chers frères et sœurs, bonjour !
Aujourd’hui nous commençons un nouveau cycle de catéchèses sur le thème de la prière. La prière est la respiration de la foi, c’est son expression la plus authentique. Comme un cri qui sort du cœur de celui qui croit et qui se confie en Dieu.
Pensons à l’histoire de Bartimée, un personnage de l’Évangile (cf. Mc 10, 46-52) et, je vous le confesse, pour moi, c’est le plus sympathique de tous. Il était aveugle, assis à mendier au bord de la route à la périphérie de sa ville, Jéricho. Ce n’est pas un personnage anonyme ; il a un visage, un nom : Bartimée, c’est-à-dire « fils de Timée ». Un jour, il entend dire que Jésus allait passer par là. En effet, Jéricho était un carrefour de gens, continuellement traversé par des pèlerins et des marchands. Alors Bartimée se poste là : il aurait fait l’impossible pour rencontrer Jésus. Nombreux étaient ceux qui faisaient la même chose : souvenons-nous de Zachée, qui est monté dans l’arbre. Beaucoup voulaient voir Jésus, et lui aussi.
Cet homme entre ainsi dans les Évangiles comme une voix qui crie à tue-tête. Lui, il ne nous voit pas ; il ne sait pas si Jésus est près ou loin, mais il l’entend, il le comprend à partir de la foule qui, à un certain moment, augmente et s’approche…. Mais lui, il est complètement seul et personne ne se préoccupe de lui. Et Bartimée, que fait-il ? Il crie. Et il crie, et il continue de crier. Il utilise la seule arme à sa disposition : sa voix. Il commence à crier : « Fils de David, Jésus, aie pitié de moi ! » (v.47). Et il continue ainsi de crier.
Ses hurlements répétés dérangent, cela ne fait pas bien-élevé et beaucoup lui font des reproches, lui disent de se taire : « Mais tiens-toi bien, pas comme cela ! ». Mais Bartimée ne se tait pas, au contraire, il crie encore plus fort : « Fils de David, Jésus, aie pitié de moi ! » (v.47). Cette obstination si belle de ceux qui cherchent une grâce et qui frappent, qui frappent à la porte du cœur de Dieu. Il crie, il frappe. Cette expression, « Fils de David », est très importante ; cela signifie « le Messie » – il confesse le Messie –, c’est une profession de foi qui sort de la bouche de cet homme méprisé de tous.
Et Jésus écoute son cri. La prière de Bartimée touche son cœur, le cœur de Dieu et les portes du salut s’ouvrent pour lui. Jésus le fait appeler. Il bondit et ceux qui, auparavant, lui disaient de se taire, le conduisent maintenant au Maître. Jésus lui parle, lui demande d’exprimer son désir – c’est important – alors, le cri devient une demande : « Seigneur, que je retrouve la vue ! » (cf. v.51).
Jésus lui dit : « Va, ta foi t’a sauvé » (v.52). Il reconnaît toute la puissance de la foi de cet homme pauvre, démuni et méprisé, qui attire la miséricorde et la puissance de Dieu. La foi, c’est avoir deux mains levées et une voix qui crie pour implorer le don du salut. Le Catéchisme affirme que « l’humilité est le fondement de la prière » (Catéchisme de l’Église catholique, 2559). La prière vient de la terre, de l’humus – d’où découle « humble », « humilité » – ; elle vient de notre état de précarité, de notre continuelle soif de Dieu (cf. ibid., 2560-2561).
La foi, nous l’avons vu avec Bartimée, est un cri ; la non-foi, c’est étouffer ce cri. Cette attitude qu’avaient les gens, pour le faire taire : ce n’était pas des gens de foi, lui en revanche, si. Étouffer ce cri, c’est une forme d’“omerta“. La foi est une protestation contre une condition difficile dont nous ne comprenons pas la raison ; la non-foi, c’est se limiter à subir une situation à laquelle nous nous sommes adaptés. La foi est l’espérance d’être sauvés ; la non-foi, c’est s’habituer au mal qui nous opprime et continuer ainsi.
Chers frères et sœurs, nous entamons cette série de catéchèses avec le cri de Bartimée, peut-être parce que dans une figure comme la sienne, tout est déjà écrit. Bartimée est un homme persévérant. Autour de lui, il y avait des gens qui expliquaient qu’il était inutile d’implorer, que c’était un braillement sans réponse, que c’était du tapage qui dérangeait et c’est tout, qu’il cesse s’il vous plaît de crier : mais lui, il n’est pas resté en silence. Et il a finalement obtenu ce qu’il voulait.
Plus forte que n’importe quelle argumentation contraire, il y a dans le cœur de l’homme une voix qui invoque. Nous avons tous cette voix, en nous. Une voix qui sort spontanément, sans que personne ne la commande, une voix qui s’interroge sur le sens de notre chemin ici-bas, surtout quand nous nous trouvons dans l’obscurité : « Jésus, aie pitié de moi ! Jésus, aie pitié de moi ! ». Belle prière, celle-là.
Mais ces paroles ne seraient-elles pas gravées dans la création tout entière ? Tout invoque et supplie pour que le mystère de la miséricorde trouve son accomplissement définitif. Les chrétiens ne sont pas les seuls à prier : ils partagent le cri de la prière avec tous les hommes et avec toutes les femmes. Mais l’horizon peut être encore élargi : Paul affirme que la création tout entière « gémit, elle passe par les douleurs d’un enfantement » (Rm 8,22). Les artistes se font souvent les interprètes de ce cri silencieux de la création, qui perce en toute créature et qui émerge surtout dans le cœur de l’homme, parce que l’homme est un « mendiant de Dieu » (cf. CCC, 2559). Une belle définition de l’homme : « mendiant de Dieu ». Merci.
© Libreria Editice Vaticana - 2020
Mémoire
La grippe espagnole à Tahiti
Cette année-là, lorsque l’abbé Emmanuel Rougier vint habiter sa maison de Taaone, il était accompagné de deux de ses nièces, Berthe et Alice Rougier, âgées de 18 et 16 ans. Berthe notait au jour le jour, dans ses carnets, les événements de la vie à Tahiti, et c’est grâce à elle que nous sont parvenues ces pages bouleversantes concernant l’épidémie de la grippe espagnole à Tahiti. Berthe Rougier, qui avait épousé Henri Perrey, est décédé en 1989 à l’âge de 89 ans. Nous remercions son fils, Paul Perrey, d’avoir autorisé la publication des « écrits » de sa mère dans le Bulletin de la S.E.O. Ce récit, qui commence par la célébration de la Victoire de 1918 à Tahiti, nous plonge peu à peu dans une ambiance de cauchemar. Grâce soit rendue à la mémoire de Berthe Rougier, notre tante. Paul-Emmanuel Boulagnon
Extraits des cahiers de Berthe Rougier
Plaque commémorative au Cimetière de l’Uranie… d’une des fosses communes… perdue dans la broussaille !
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12 novembre 1918.
VICTOIRE
La nouvelle est officielle… et à 10h, on sonnait les cloches à Papeete… Cela serrait le cœur et les larmes coulaient.
Une foule énorme se pressait dans les rues, tout réjouis et émus…
Chez les Brander c’est une joie délirante, leurs cris et leurs chants parviennent jusqu’ici ainsi que le bruit de leurs danses. Pour eux comme pour tous les Tahitiens du reste la victoire est surtout une occasion de se réjouir car ils ne savent rien des horreurs de la guerre. Il n’y a que 30 tahitiens de morts sur les 1 000 qui sont partis.
Samedi 16 novembre.
La grippe espagnole a pris d’effrayantes proportions en Amérique. Les temples, les églises, les théâtres, tout est fermé et dans les rues tout le monde porte un masque.
À Philadelphie les morts sont si nombreux qu’on a dû creuser les tombes avec un instrument à faire les tranchées. C’est affreux.
À New York c’est aussi terrible à cause du froid. Hier est arrivé un télégramme apprenant la mort d’une jeune fille que nous avons vues chez Manini le 15 août et qui est morte à New York en quelques jours… Elle était partie pour un voyage d’agrément ! Personne n’ose l’apprendre à son père Mr Vincent, il a déjà perdu 2 fils à la guerre et une petite fille.
Tonton Manuel est allé à bord du Moana voir le capitaine ; celui-ci a confirmé toutes les mauvaises nouvelles se rapportant à la grippe. Si bien que Tonton ne veut plus passer par l’Amérique de peur que la même chose qu’à la petite Vincent nous arrive. Si la grippe n’est pas en Nelle-Zélande nous passerons par là. Mais quel retard, il va falloir attendre un bateau jusqu’au mois de janvier et peut-être plus tard.
Le Moana n’a pas porté de courrier à cause de l’épidémie ; on dit que c’est le capitaine qui n’a pas voulu le prendre. Nous l’avons ici depuis 6 mois. Il y a quand même eu pas mal de décès.
On nous dit qu’en France cette maladie avait été d’une grande violence. Comme nous n’avons aucune nouvelle nous nous faisons des idées noires.
Ce soir nous avons été à Punaauia ; en revenant nous voyons de loin une auto qui arrivait à toute allure, et elle avait un bizarre fardeau. Quand ils ont été tout près nous avons reconnu un cercueil enveloppé d’un drap. Les 2 chauffeurs étaient nu-tête et nous pensons qu’il y avait quelqu’un dans cette bière si soigneusement entourée de blanc.
Tonton Manuel dit : « en voilà qui mènent les morts bon train ».
Malgré tout on avait le cœur affreusement serré comme chaque fois qu’on côtoie la mort.
Dimanche 17 novembre.
Nouvelles de plus en plus bonnes !! La grippe est en Nelle-Zélande, effrayante aussi, et c’est l’équipage du dernier Paloona qui l’y a portée.
Ce soir en revenant de promenade nous avons vu le capitaine qui se promenait dans un camion et, derrière, venait une pleine voiture d’officiers. Comme il doit y avoir de grandes fêtes en janvier, le bateau Manureva ne veut plus aller à Xmas. Comme on ne peut en trouver d’autre le pauvre Jo a le temps d’attendre. Heureusement qu’ils ont assez de vivres. Pluie très forte toute la journée.
Lundi 18 novembre.
Quelle série de mauvaises nouvelles. Hier le capitaine et les officiers du Moana revenaient de l’enterrement d’un homme de l’équipage mort de la grippe espagnole… 7 autres sont atteints et l’équipage du bateau est en quarantaine dans le petit îlot de Motu Uta.
Hier, en ville, la population avait peur du choléra car ce pauvre homme était devenu tout noir avant de mourir. Mais c’est paraît-il une des propriétés de la grippe.
Ce matin est arrivée la goélette Roberta. Quelle traversée épouvantable a eu le pauvre capitaine. Partis de Frisco en bonne santé, le 4ème jour la grippe se déclare, le 11ème on en jette 2 à la mer ; peu à peu tous s’alitent et le capitaine reste seul. On peut facilement imaginer sa triste position, menant la barre, soignant ses matelots et s’occupant de tout…
Quel bonheur quand il a vu les grandes montagnes de Tahiti. On a laissé débarquer les hommes et les provisions ; les gens de Papeete n’étaient pas enchantés car on a toujours peur que cela se réveille plus fort ici.
La reine Tetau et Manini sont venues nous voir ce soir, c’est toujours très intéressant d’entendre les histoires anciennes que raconte la reine. Elle avait une magnifique robe en soie noire et cela lui donnait fort grand air. Elle a le vertige très fort depuis qu’elle est montée à la tour Eiffel, et pour descendre le perron on est obligé de la soutenir. Comme il pleuvait nous leur avons prêté des parapluies mais elle ne nous a pas laissé les ouvrir dans la maison car cela porte malheur.
Mercredi 20 novembre.
L’influenza espagnole fait quelques victimes ici… le docteur Le Strat est malade, on ne le plaint pas car en dépit de toutes les règles il a laissé venir à quai 3 bateaux contaminés.
Vendredi 22 novembre.
Secousse de tremblement de terre cette nuit. Mercredi nous en avions eu seulement une petite. Madame Brander a la grippe depuis hier. On entend dire qu’en ville elle se propage un peu.
Samedi 23 novembre.
Grand banquet de la victoire aujourd’hui. Tonton Manuel y a été. Il y a eu beaucoup de discours, la séance a duré 5 heures. Très peu de dames étaient présentes. Monseigneur n’a pas parlé et c’est un tort car la Mission y aurait gagné.
Secousse de tremblement de terre cette nuit.
Madame Brander a la grippe depuis hier.
Le Mareva est toujours ici, hier un autre homme est mort et pour ne pas contaminer la ville davantage on est allé le jeter loin en mer.
C’est bien triste. Le capitaine est très malade. On critique beaucoup le docteur Le Strat qui a laissé venir ce bateau ainsi que le Kuro et le Roberta à quai sachant qu’il y avait des malades à bord.
Il est malade ainsi que Margot.
Demain nous allons à un bal que les Raoulx donnent soi-disant en notre honneur.
Dimanche 24 novembre.
Nous sommes partis à 4 heures seulement pour le bal des Raoulx car tonton Manuel ne tenait pas à ce que nous figurions longtemps dans cette société. Il y avait bien 100 personnes. Tonton Manuel ne voulait pas que nous dansions et nous avons refusé plusieurs invitations. Une dame nous a entretenu pendant un moment avant de nous dire que son fils avait l’influenza avec une fièvre délirante. Il y en a quelques cas en ville. Nous sommes partis à 6 heures avec la frousse d’emporter le germe de la grippe.
Lundi 25 novembre.
Impossible de dormir cette nuit, les tremblements de terre n’ont pas cessé. À minuit nous avons eu très peur. Toute la maison était secouée et la mer grondait terriblement. Tonton Manuel s’est levé plusieurs fois pour voir si le raz-de-marée ne venait pas. Il nous faisait bien rire car il grondait Melle qui poussait des cris de…
Pendant la journée nous sommes allés à Papeete prendre quelques remèdes en cas d’épidémie. Millaud le pharmacien nous a appris qu’il y avait déjà 400 cas !!!
Il n’y a encore personne de mort. Mme Brander est très mal et Mr Brander est au lit.
Quelle terrible maladie, en réchapperons-nous ? et le Moana prendra-t-il des passagers ?
Mardi 26 novembre.
Secousses très violentes toute la nuit et une partie de la journée. Alice et Melle très effrayées. Sommes allées à Papeete munies de camphre. 2 000 personnes malades en ville. Nous avions été faire quelques courses mais pas longtemps car trop de vendeuses étaient contaminées.
Imprudent docteur, va ! Quel mal tu fais. Si je prends l’influenza je vais te bénir ! Pas encore de mort mais Mme Sovina est très malade.
Mercredi 27 novembre.
Tous les Raoulx sont malades et tous les gens du bal sont au lit. Heureusement que nous n’avons pas dansé.
Le Moana doit partir aujourd’hui de Nelle Zélande, nous maintiendrons nous jusque-là ? J’ai très mal à la tête ainsi qu’Alice.
Les tremblements de terre continuent, comme c’est triste, on a peur d’un cataclysme et l’île se fendille d’après le père Guenolé.
Les indigènes qui sont montés dans les montagnes ont vu le lac Vaihiria qui bouillait. C’est peut-être bien un volcan.
Les indigènes ont passé une mauvaise semaine car les Sanitos avaient annoncé la fin du monde pour le 25 et avec la fièvre et les tremblements de terre ils y croyaient.
Longue visite du père Guénolé qui nous a dit beaucoup de bêtises et peut-être bien toutes imbibées de microbes.
Jeudi 28 novembre.
Ce soir nous avons décidé d’aller voir Mme Cock à Paea. Pour cela il fallait traverser la zone empoisonnée de Papeete. Munis de camphre et de mouchoirs fortement camphrés nous partons. En arrivant en ville nous voyons tous les drapeaux en berne. Nous voulons nous renseigner chez Millaud, la boutique était pleine de monde. Il y a 3 000 malades.
Le père Gustave que nous rencontrons nous dit que c’est Savina qui est morte ainsi qu’une dame Bambridge.
À la sortie de Papeete nous trouvons l’enterrement de Lovina. C’est une ancienne grande cheffesse, et en temps ordinaire toute la ville aurait suivi son convoi. Aujourd’hui il y avait une dizaine d’hommes à pied et 4 autos. Le corbillard disparaissait sous les couronnes et par la glace de la voiture on voyait le cercueil immense. C’était la plus grosse femme d’ici et elles ne sont généralement pas petites.
Subitement les chevaux se cabrent et cassent leur harnais. Ils étaient en vue du portail du cimetière et refusaient d’y rentrer celle qui par son rang avait droit à une sépulture spéciale et princière car Lovina était de la lignée des rois. Ou était-ce pour qu’elle fit une entrée plus triomphale parmi tant d’amis qui l’y avaient précédés car en effet la foule saisit le char mortuaire, on a dételé les chevaux récalcitrants et c’est 40 hommes, les célébrités de Papeete qui la conduisent à sa dernière demeure.
À Paea nous approchons de la maison où tout a l’air calme et endormi. Pas d’enfants s’ébattant joyeusement autour de leur mère encore si jeune et si jolie. Par la porte ouverte on voyait une forme vague couchée sur un grabat et à peine recouverte par une couverture d’un rouge éclatant. Une main faisait quelques signes imprécis et une alliance jetait des rayons. De longs cheveux noirs volaient épars.
Sur le perron nous avons déposé nos violettes puis nous sommes partis doucement, le cœur serré à la pensée des enfants et de toute la souffrance de cette pauvre femme. Horrible grippe.
Personne dans les rues de Papeete. Où sont les groupes rieurs d’il y a 8 jours ?? Quelques chinois circulent en se bouchant le nez. Comme cela serrait le cœur.
Nous passions devant Motu-Uta quand une barque à rames et une embarcation à voiles s’en détachèrent et prirent la direction de la grande passe. On avait le cœur très serré, c’est le 6ème qui est jeté en mer.
Nous nous soignons et prenons des préventifs, du camphre, du phenosalil et du quinquina ? Heureusement que papa nous en a fait acheter à Bordeaux. Il nous sert à tout maintenant, quelle bonne idée il a eue !
Vendredi 29 novembre.
Promenade comme d’habitude, mais plus courte. Rencontre de 2 enterrements. Un : Mme Bambridge qui, mère et grand-mère de 40 enfants, s’en est allée toute seule à sa dernière demeure.
L’autre, plus émotionnant et plus étrange. Deux hommes en noir marchaient tête nue devant une petite voiture. Deux femmes conduisaient le cheval et à leurs pieds un long cercueil blanc montrait sa forme rigide.
Triste grippe qui va faire tant de ravages parmi des indigènes tous plus ou moins tuberculeux. Tous ceux qui étaient au bal des Raoulx sont alités ; nous tenons toujours.
Samedi 30 novembre.
Vers 5 heures nous sommes partis pour Papeete. Nous voulions
faire une provision de remèdes car le pire de tout c’est qu’ils commencent à manquer et que les pharmaciens sont malades.
En revenant, avons rencontré l’enterrement d’une fille de Mme Bambridge : Mme Gournac. Le cercueil était orné avec des nœuds de mousseline blanche ; elle devait avoir 35 ans ! Mourir le lendemain de sa mère ! Ils sont encore 20 malades dans cette maison. Quelle désolation.
Partout des indigènes, la figure convulsée, sont étendus par terre. Quel spectacle triste en comparaison de la vie d’ordinaire si gaie. Il n’y a que ceux qui ont un organe atteint qui meurent. Il y en a tant ici.
Dimanche 1er décembre
Ce matin, pour éviter la contagion, tonton Manuel a été dire sa messe à Arue. À peine à la sacristie le père Henri arrive, donne une solide poignée de main, puis : « Çà y est, je suis pincé »…
En effet il était brûlant de fièvre. Tonton Manuel s’est vite lavé les mains, mais cela évitera-t-il la contagion ?
Les pauvres Vincent sont bien éprouvés. Un jeune de 17 ans est mort hier à moins de 15 jours de distance de sa sœur. Le vieux père est fou de douleur.
À 10 heures, j’ai téléphoné chez la Reine pour avoir des nouvelles. C’est Mr Brander, la voix très altérée qui me répond : « Manini est au plus mal ; elle a failli mourir cette nuit et est encore en plein danger ». Cela nous a glacé car nous l’aimons beaucoup.
Cinq minutes après c’est Monseigneur : « Père, le père Celestin se meurt de la grippe à Punaauia, voulez-vous m’y conduire vite en auto ? »
« À l’instant, Monseigneur ».
De suite il est parti, si nous prenons la grippe ce ne sera pas très grave, n’ayant aucun organe d’atteint. Quelle ère de désolation !!!
Mr Mac Queny que tonton Manuel a rencontré ce matin dit qu’on devrait fusiller Le Strat.
À midi tonton Manuel arrive, jette sa veste et les coussins de l’auto au soleil, et sans presque répondre à nos questions court se désinfecter.
À table, après une… dose de quinine il nous raconte :
À la mission, seul Monseigneur est debout, deux nuits qu’il ne s’est pas couché pour soigner ses malades et aller administrer les mourants, les pères sont presque tous atteints. Ils partent à toute allure, essayant en vain d’emmener un docteur avec eux. Le pire c’est que Mr Millaud le pharmacien n’a plus de remèdes.
À Punaauia tonton Manuel s’excuse de ne pas aller voir le père à cause de nous. Pendant qu’il tournait l’auto il entend des chants et pense que le père est peut-être mort et que les indigènes prient.
Monseigneur jette un coup d’œil dans la chapelle, il lève les bras et crie : « Le père dit sa messe, le père Guénolé se sera trompé »
Ils sont revenus de suite en laissant l’ordre au père de revenir immédiatement à la mission.
La grippe prend d’effrayantes proportions, 20 indigènes sont morts cette nuit. Nous avons vu un enterrement à Arue.
Lundi 2 décembre.
Tonton Manuel a encore été au marché ce matin. Il y avait juste 2 ou 3 chinois se traînant péniblement et plus un tahitien.
Mr Chazal toujours très dévoué a pris le téléphone en main car tous les employés sont atteints, et c’est cependant essentiel de pouvoir communiquer.
Plus un docteur, plus de remèdes et bientôt plus de prêtres. Quelle désolation !
Allons toujours bien, mais tonton Manuel se sent un peu fatigué ce soir. Les véritables blancs ne meurent pas de cette maladie, seuls les demi-blancs et les tahitiens payent.
Le père Prin a fait téléphoner deux fois pour demander l’auto afin de transporter des cadavres, nous nous sommes excusés.
Mardi 3 décembre.
La désolation continue, tous les pauvres tahitiens meurent. Pris d’une panique épouvantable ils se claquemurent chez eux, sans soins, sans remèdes, et peu à peu ils s’endorment pour toujours.
Le frère directeur est venu ce soir, par lui nous avons appris que 100 tahitiens sont décédés cette nuit. Chez les Bambridge 15 sur 22 sont morts et un matin ceux qui se réveillèrent trouvèrent 8 des leurs morts. C’est une famille de demis-blancs, le père est français, très estimé ici. On ne pense pas sans frémir à leur douleur.
Avant-hier vers 5 heures nous avons vu un immense camion automobile près de leur porte et cela nous avait étonnés. Hélas quel corbillard aurait été assez grand pour emporter 8 cercueils. - Plus personne pour faire des cercueils, plus de remèdes, plus de médecins, c’est l’abomination de la désolation. On a divisé la ville en 4 quartiers et par religion, et tous les malades sont réunis dans les salles des cinémas.
Les chinois tombent comme des mouches, et comme les os des chinois doivent retourner en Chine, leurs amis les enterrent chez eux, ce qui va bientôt amener la peste ou le choléra car on pense que beaucoup de morts ne seront découverts que dans quelque temps quand l’odeur se fera sentir. - À 5 heures nous avons été à Arue acheter du sucre. Près d’une maison 3 femmes arrangeaient un long cercueil sur une voiture. Je ne pourrai jamais oublier l’air d’intense désolation qu’avait une jeune tahitienne. Elle ne pleurait cependant pas mais elle avait toute son âme et tout son amour dans ses yeux rivés sur la forme blanche. Cela fendait le cœur. Nous ne sortions plus car on rentre malades de tant de douleurs côtoyées.
Sans nouvelles des Brander, nous avons pris pour rentrer un chemin qui passe presque devant chez eux. De loin nous voyons Mr Brander qui se promène dans l’allée. Il vient à nous et son air si triste nous fait peur. « Quelles nouvelles, Monsieur Brander ? »
Les yeux pleins de larmes, la voix saccadée : « Des nouvelles ? J’ai enterré ma femme ce matin »
Un grand silence a suivi, au milieu de nos larmes nous recherchions l’image de cette femme si bonne, si douce, si gaie qui pour nous était une amie si sincère et si dévouée. Nous l’aimions tant cette pauvre chère Manini, nos cœurs étaient très serrés à la pensée que c’était fini et que jamais plus sa voix si chaude ne nous accueillerait au seuil de Taaone. Lui faisait mal à voir, pâle, les traits tirés, les yeux embués de larmes.
- « Pourquoi ne nous avoir rien dit »
- « Je ne voulais pas déranger. Elle est morte Dimanche dans la nuit ; ce matin à 6 heures avec mon fils et mon neveu je l’ai prise et j’ai été… l’enterrer. - Elle sentait qu’elle allait mourir et elle a voulu aller en ville dans la maison où elle avait été élevée ; dès qu’elle a manifesté ce désir j’ai compris que c’était fini ».
Nous pleurions tellement que lui a essayé de nous consoler… et ce petit Tamatoa qui aimait tant Manini… chez nous personne n’a pu souper… la mort de son amie Lovina a dû la frapper beaucoup car c’est en allant la voir qu’elle a pris cette terrible maladie qui l’a emportée.
Mercredi 4 décembre.
Toute la nuit la pensée de Manini nous a tenus éveillés… Tonton Manuel avait un début de grippe, et les tremblements de terre n’ont presque pas cessé. Des chiens ont hurlé chez Brander la nuit entière…
Pour faire des provisions tonton Manuel est allé en ville ce matin ; il en est revenu pâle et navré. Sur les routes c’est un triste spectacle. Des tahitiens se traînent le long des routes et fuient Papeete où, chose macabre, on jette tous les morts à la mer. Malinowski en aurait jeté 110 cette nuit. On leur ligote les pieds dans des sacs de sable, puis, entassés sur des grandes chaloupes qui gagnent la grande passe traînées par des chaloupes à vapeur, ils quittent leur terre chérie et vont reposer dans l’immensité des flots. Quelle nuit lugubre ! On les arrache de force aux familles car pour les tahitiens c’est pire que tout d’être jeté en mer. Pour éviter cela ils partent tremblant de fièvre dans les districts, sachant bien que les leurs leur rendront les derniers devoirs, et c’est un exode lamentable.
Ce matin, sous une véranda publique, un cadavre s’étalait, rigide, le ventre déjà ballonné… plus loin on transportait sur une chaise un très vieux chef qui avait déjà les symptômes de la fin. On l’a mis dans une pirogue que 6 rameurs entraînèrent rapidement loin de ces blancs qui les jettent, eux, à l’eau et qui, eux s’enterrent.
C’est affreux pour eux qui sont chez eux, qui tiennent tant à cette île, de voir les leurs immergés sans pitié. Si on trouvait des hommes pour creuser des fosses, mais partout la maladie et la mort !!!
Le Gouverneur a télégraphié à Frisco pour du secours… Le Docteur Le Strat se dévoue énormément. C’est, d’après Monseigneur, le Docteur Allard qui est responsable de la rentrée du Maeva ici.
Les opérateurs de la T.S.F. sont malades, pas moyen d’envoyer un « radio » aux Isles. Ils vont s’inquiéter…
Jeudi 5 décembre.
Je travaillais sous la véranda quand tout à coup des cris affreux, de grands gémissements m’ont fait tressaillir. Au milieu du jardin j’ai compris que cela devait être chez les chinois. Je voyais leur maison et c’était d’une chambre la fenêtre grande ouverte que ces cris provenaient… on comprenait que la mort venait encore de passer par là.
Depuis 6 jours leur maison est entièrement close et nous avions peur qu’ils soient tous morts dedans sans secours.
... De là j’ai été au petit pont que cette chère Manini avait fait faire pour abréger la route entre nos 2 maisons… Tamatoa est encore bien malade… la goélette Fiordgin est arrivée ce matin, portant le courrier, mais quand sera-t-il distribué ? Il nous tarde de savoir si la grippe est aussi terrible en France qu’ici.
6 décembre 1918.
Tonton Manuel a été en ville à 8 heures ce matin ; il en est revenu sans le courrier mais avec une telle liste de mauvaises nouvelles que nous en sommes atterrés ! D’abord cette nuit et l’autre il est mort 130 et 140 personnes chaque nuit. On les brûle maintenant pour que cela aille plus vite. En entrant en ville tonton Manuel rencontre Monseigneur qui lui fait signe de s’arrêter :
« Père, je vais administrer Mr Millienne (père de 15 enfants), pourriez-vous m’y conduire »
« De suite ». Chemin faisant Mgr cause :
« Vous savez que la vieille madame Raoulx est morte il y a 4 jours ? » « Non »
« Elle est morte comme une sainte, c’est moi qui l’ai préparée et avec sa fille infirme… » C’est une belle figure de Tahiti qui disparaît. Elle et Manini, quelles 2 charmantes femmes ; pour l’infirme c’est plutôt une bénédiction car sans mère elle aurait été bien malheureuse.
Chez Maxwell on a appris bien d’autres morts. D’abord le pharmacien Millaud, décédé hier. Il nous avait encore servi il y a quelques jours. C’était un jeune homme de 28 ans. Mr Kellard, mort ce matin, sous-lieutenant de grande valeur, à la banque d’Indochine, à peine 24 ans. Mr François et Mme Levy, Mr Petiti, Mr Vilmot, seul soutien de 7 enfants. Mon oncle a rencontré en sortant Mr Bambridge, pâle et se soutenant à peine. Tonton Manuel s’approche :
« Vous avez eu bien du malheur Mr Bambridge »
« J’en ai perdu 7 ! » il les a énumérés.
Mr Gournac est mort le lendemain de sa femme ; pauvres enfants !!!
Nous nous soignons de quinquina 4 fois par jour. Ce n’est que vers 10 heures que nous avons eu le courrier. Ils ne nous parlent presque pas de cette affreuse grippe, donc ce n’a pas été aussi terrible qu’ici où on parle déjà de 500 morts à Papeete sans compter les Districts. Les pauvres Tahitiens sont affolés et ne réagissent plus.
Le télégraphe marche maintenant, l’opérateur d’ici est mort, mais 2 wireless d’un bateau en quarantaine ici assurent le service…
En ville on est ému par des radios d’appel des Samoa. Que répondre à ces S.O.S. fréquents quand ici c’est la désolation et la mort. On pense qu’ils ont l’influenza ou qu’alors leurs volcans se sont remis en activité, car d’où proviennent les tremblements de terre que nous ressentons chaque nuit ? Que de malheurs partout !!!
Samedi 7 décembre.
Tonton Manuel avait rendez-vous avec Mgr pour 8 heures ce matin… et Mgr lui a remis des journaux à nous qui avaient été égarés dans son courrier. Il a assuré que si on prenait du rhum on était protégé de l’épidémie et que les microbes n’avaient aucun pouvoir sur ceux qui étaient légèrement intoxiqués. Depuis nous en avons mis une goutte dans notre café… En ville, le prince Terry (neveu de Mr Brander) marchant tête basse rencontre tonton Manuel :
« Bonjour Mr Terry, et Tamatoa ? »
« Ah il va bien lui mais nous avons eu un grand malheur en perdant Jack… il a voulu venir à l’enterrement de Manini, il était à peine guéri et a rechuté, nous l’avons enterré hier son père et moi ».
Pauvre Mr Brander, il fait pitié, perdre à la fois son fils et sa femme, c’est trop. Ainsi le petit Tamatoa a perdu son père et sa grand-mère…
Chez les Mallardé (bouchers) ils vont tous très mal, on a administré la mère avant hier, on a peu d’espoir de sauver le père. La vieille mère est morte.
Dimanche 8 décembre.
Hier, malgré notre défense, Hitaea a été voir ses fetii (tahitiens qui l’avaient adopté car il ne connaît personne). Il est revenu navré, ils sont morts tous les deux, et les maisons des alentours sont vides. Il a rencontré un tahitien qui lui a dit que depuis le matin de grands camions parcouraient les districts et qu’ils repartaient pleins de morts. Chigetomi est venu le voir ; sans argent et sans travail il souffre beaucoup à Papeete. Lui aussi a vu beaucoup de choses macabres. Il parle de 800 morts, sans compter les districts ; mais qu’en sait-il ? Il nous a appris la mort de Inoi ou Bélé, le fils du dernier roi, celui qui s’est tant amusé pour la Victoire. Que de malheurs partout. Nous n’avons pas été à la messe et l’avons lue ici. Personne n’est sorti aujourd’hui.
Lundi 9 décembre.
Ce matin tonton Manuel est allé en ville de bonne heure acheter du poisson en conserve car on ne peut même plus pêcher dans les rivières où les gens commencent à laver le linge des morts… tout est fermé : Banque, agence, magasins. Le Moana est au milieu de la rade mais on ne prend aucun passager. Nos larmes ont coulé, nous étions si heureuses à la pensée de rentrer en France.
Après dîner une voiture arrive à fond de train. Le frère François en descend, pâle et se soutenant à peine :
« Il y a un malheur à la Mission, Frère »
« Tous nos domestiques sont morts, j’ai conduit le dernier au cimetière ce matin ».
« C’est épouvantable, et qui les enterre ? »
« On les brûle dans la fosse commune, Mademoiselle, et il y a plusieurs fosses. Le lieutenant Mallardé est là et hier c’était lui qui creusait les tombes. Hier vers 5 heures j’y suis arrivé avec un cadavre sur ma voiture. Il y avait là 6 charrettes qui attendaient et trois avaient 4 cadavres dessus ».
Là il éclate en sanglots puis il continue : « dans les districts c’est affreux, ils meurent tous, sans docteurs et sans soins. À Aoné où je viens de porter du bouillon j’ai vu des petits enfants qui mangeaient de l’herbe… »
« Et les pères »
« Mgr est au lit, les pères Gustave et Henry au plus mal. Quant au père Célestin nous n’en savons rien, il a voulu partir à toutes forces à Punaauia où toutes ses meilleures familles meurent, 5, 6 personnes dans la même maison. Ah, quel grand malheur pour Tahiti !!! »
Après s’être réconforté un peu il est parti mais il a fallu le remonter en voiture ; j’ai peur qu’il n’en ait pas pour longtemps. Il a encore la grippe et tous ceux qui sont malades et se surmènent en meurent.
En allant poster le courrier, tonton a rencontré des gens qui se rendaient à l’enterrement de Mr Artur Walker, à peine 30 ans et plein d’avenir. Il y a eu 40 morts cette nuit.
Mardi 10 décembre.
De bon matin tonton Manuel est allé porter des lettres au Moana. Le Capitaine lui a appris la mort de Mrs Young en Nelle-Zélande et de 5 000 personnes à Wellington (de la grippe). On a encore à déplorer la mort de 20 personnes cette nuit dont Mr Levert qui logeait à côté de nous au Diadème.
Nous avons regardé partir le Moana le cœur serré, pourvu que nous soyons à bord au prochain voyage.
Le Docteur Le Strat prétend que la grippe s’est métamorphosée grâce à un autre microbe qu’il y a ici et que maintenant elle est très bénigne.
Mercredi 11 décembre.
Pour la 1ère fois depuis cette terrible grippe nous avons vu 2 pirogues vers les grands récifs. La vie commence à renaître peu à peu, on va sortir du cauchemar.
Dans les districts c’est toujours affreux et ici au cimetière on brûle toujours. On a su aujourd’hui que Tati Salmon frère de Manini était mort ainsi que sa belle-fille et son fils ; c’est une famille bien éprouvée. Nous avons appris aussi la mort de beaucoup de tahitiens.
Jeudi 12 décembre.
Près de la petite pointe de Fare-Ute, une odeur infecte a ému les gens d’alentour. On a découvert 3 maisons bien closes. Dedans était un spectacle affreux : des cadavres en putréfaction complète, ils tombaient en lambeaux si bien que si on avait voulu les ensevelir il aurait fallu les ramasser avec une pelle. Alors on a mis le feu aux maisons et tout a brûlé. Il y a eu 6 morts hier. Dans les rues de Papeete tonton Manuel a vu un jeune homme qui traînait un cercueil sur une brouette… étrange véhicule pour traîner un pauvre mort.
Samedi 14 décembre.
à 6 heures tonton Manuel se préparait à aller au marché car il faut bien manger, mais Jouhin le tinito l’appelle. Il avait cassé les reins à un petit cochon qui, en compagnie de ses 6 frères dévastait chaque jour notre jardin, surtout les melons exquis et les concombres. (Il nous avait fait des dégâts pour plus que sa valeur…).
…On parle de 510 morts à Papeete mais dans les districts c’est bien plus affreux : 100 sur 350 à Faaa, et ce n’est pas fini. Le gouverneur a écrit ce matin à mon oncle et lui dit que tous ont été malades et que pendant 8 jours il a été tour à tour : valet de chambre, garde-malade et Gouverneur. Aussi il a été malade plus d’épuisement et de surmenage que de la grippe. Puis la grande responsabilité qu’il a y est pour beaucoup ; à un certain moment, dit Bouge, ils ont cru que tout le monde allait mourir. Après Bouge c’est Agného qui arrive tout souriant et qui dit : « j’ai failli mourir et ma petite aussi, nous sommes sauvés depuis avant-hier ». Puis tonton Manuel trouve Mr Brault, avocat… il avait l’air réjoui et au comble du bonheur :
« Tous sauvés, père, tous, et la semaine dernière nous étions presque tous condamnés. Hélas tous nos voisins sont morts, plus de tahitiens à Papeete ».
« Monsieur Bouge dit 510 morts »
« 510 !!! mais qu’en savent-ils à l’administration ! c’est 1 000 qu’il faut dire. Est-ce qu’on a été chercher des permis d’inhumer pour tous ceux que j’ai vu enlever à pleins tombereaux de devant les vérandas ?? Ah ! allez au cimetière, ça brûle toujours, et on dit qu’il n’y a que 6 morts aujourd’hui !!! Allons donc ! Personne de mort chez vous, Père ? »
« Non grâce à Dieu monsieur Brault ».
« Oh ! vous savez il y en a tant qui meurent, ce ne serait pas étonnant !!! » (merci brave homme !!!)
À la Poste Mr Roure prétend que malade tout seul dans sa maison c’est surtout de la faim qu’il a failli mourir… lui aussi faisait partie de la bande à Manini, ses 2 amis Kellard et Millaud sont morts et il en est navré. Au registre des lettres recommandées il y en a plus de 50 qui ne seront jamais demandées, les destinataires étant morts.
Comme bonne nouvelle il n’y a que celle de la diminution si rapide de l’épidémie à Papeete, car dans les îles voisines c’est affreux : 90 morts à Makatea sur 300 habitants ; 400 à Raiatea. On ne sait rien des Pomotus et des Marquises. Quelle imprudence d’envoyer des goélettes là-bas.
Nous sommes allés nous promener pour la 1ère fois depuis 10 jours. Ce n’était plus le spectacle désolant de la dernière fois où l’on voyait de pauvres mourants étendus, la figure convulsée par la souffrance. Les maisons sont presque toutes ouvertes… mais toujours les rues désertes.
Sur le récif, pas loin, un bateau échoué… Nous avons passé lentement devant le cimetière ; tout au fond une fumée à peine grise s’élevait très droite. Elle montait au Ciel comme un holocauste ; cela serrait le cœur.
Pas une herbe sur le chemin du cimetière ; des centaines et des centaines de personnes en détresse l’ont trop foulé ces jours derniers. Que de douleurs pressenties rien que par ce simple détail. Les Mallardé, bouchers, sont tous sous la véranda, à peu près guéris. Nous leur faisons des grands signes d’amitié, et ils nous répondent avec force saluts. Quelle joie pour eux d’être sauvés après avoir passé si près de la mort.
Ce qui m’étonne le plus chez les indigènes, c’est qu’ils savent qu’ils vont mourir et qu’ils en prédisent le jour. Pour rien au monde on les ferait réagir, ils sont sûrs et effectivement ils trépassent à l’heure dite. Manini a été comme cela et Lovina aussi. Il paraît qu’à Fidji c’est pareil chez les indigènes. Quelquefois un homme plein de santé réunit toute sa famille, on fait un grand dîner, lui mange plus que tous les autres, puis quand l’heure qu’il a prédit pour sa mort arrive, il se couche sur sa natte et il passe… Alors les larmes et les cris de la famille éclatent. Mgr Vidal disait que c’était le Diable qui venait les chercher.
Au tournant rouge nous avons longuement regardé le cotre échoué et la mer qui est le tombeau de tant de tahitiens ; elle était très jolie ce soir, d’un bleu idéal, mais nous avons trop de tristesse dans le cœur pour l’admirer, on se sent environné par trop de morts ces jours-ci.
En revenant nous avons vu sous une véranda le petit bagage d’un homme que tonton Manuel a vu mort là il y a plus de 8 jours, lui est brûlé mais ses affaires sont là : une bouteille qui lui servait d’oreiller, une boîte contenant son trésor, une petite natte et une chaussette mauve. Il avait l’autre au pied le jour où il l’a vu mort. Quand va-t-on enlever ces tristes souvenirs.
On nous a raconté qu’on avait, un matin, trouvé 3 morts dans les cabinets publics. Nous ne voulions pas y croire, car une mort si soudaine nous semblait impossible. Cependant Mr Roure a avoué que, au Cercle Bougainville… on avait trouvé Mr Von Der Golst décédé, assis sur le siège d’un cabinet. Pauvre malheureux, un triste lieu pour mourir. Chazal se dévoue toujours énormément, il est toujours au téléphone et y est resté l’autre jour malgré une fièvre intense.
Avons été à Arue voir si demain on pourrait dire la messe là. Une seule maison complète close sur le bord de la route. Nous avons peur que les gens soient morts dedans car ils n’ont pas ouvert depuis le début.
Dimanche 15 décembre.
Messe à 6 heures à Arue. Personne ne l’avait dite depuis la dernière fois, mais que de morts ont dû passer par là depuis. Car les Tahitiens mènent les leurs à l’église et font une petite prière avant de les emmener au cimetière. Nous avons passé lentement devant le caveau de Manini. Les larmes nous venaient aux yeux malgré nous. Elle est là avec Jack, la tête tournée vers l’Orient suivant la mode indigène. Ils disent qu’ainsi les morts voient arriver la résurrection. C’est triste un grand tombeau, somptueux mais isolé et sombre, d’autant plus que la croix ne s’y dresse pas consolante. Ils sont protestants, mais elle était de si bonne foi que Dieu lui aura fait sa miséricorde. Pauvre chère Manini.
À 1 heure, un coup de téléphone… je réponds. C’est la Mission ; sa Grandeur veut parler au Père en particulier. C’était pour le prier d’aller conduire demain le père Henry voir les malades de ses 3 districts… ce pauvre père qui est encore malade… !
Ce soir en nous promenant nous avons vu une chose très affreuse vers la rivière. Arrêté par une touffe de joncs, une sorte de paquet soigneusement entouré d’une fine toile, blanche avant, mais ternie maintenant attaché d’un lien nous a intrigués. Bientôt nous avons remarqué un morceau de boyau qui sortait. Nous avons eu peur d’être en présence d’un ventre humain. Il y a tant de choses étranges ici, mais surtout les chinois qui embaument leurs morts. On avait pris trop de soins pour l’entourer ce ventre et cela nous a chaviré le cœur.
Lundi 16 décembre.
À 7 heures tonton Manuel arrive à la Mission et le Père Henry étant prêt ils partent de suite. À la mission ils sont tous tristes car samedi le père Arsène Prat est mort. C’était un Père d’une intelligence remarquable, un orateur distingué, et qui de tout temps a été considéré comme le futur évêque. Son oncle est le Supérieur Général des Pères de Picpus. Il est mort le matin à 8 heures, ils l’ont de suite mis dans le cercueil et à 2 heures on l’a enterré dans le caveau de la Mission. Mgr a officié ainsi que Mgr Verdier. Il était le plus robuste des pères de l’archipel, c’est en se levant trop tôt pour aller voir un malade qu’il a rechuté, et les rechutes sont généralement mortelles. Le frère Hervé est mort à Makatea… Ils avaient 30 ans.
À Pirae le père Henry dit d’arrêter chez Giford, un anglais que nous connaissions bien. Il est mort hier soir. Son décès nous affecte beaucoup, il était marié depuis avant-hier seulement, car comme beaucoup de blancs ici il pratiquait l’union libre. Il laisse une jeune femme et 3 enfants dont l’un tète encore. À peine 2 mois qu’il avait acheté la jolie maison où il est mort.
À Arue le catéchiste et toute sa famille sont morts. Le père a raconté que avant-hier Mr Mallardé avait été appelé pour l’enterrement d’un homme sans famille. Lui, sans penser à mal l’a enterré dans le cimetière catholique, or il était protestant. Ils sont furieux à la Mission, quoique des temps pareils on ne devrait pas faire attention à ces choses-là.
À Mahina, le télégraphiste Gerelan est mort et sa femme est devenue folle. Ils s’aimaient beaucoup et avaient chanté la « Marseillaise » ensemble au banquet de la Victoire. Que de gens qui étaient au banquet et qui ne sont plus !!
En entrant à Papenoo, la 1ère maison a un cercueil sous la véranda, c’est un catholique, le plus grand danseur de toute l’île, à peine 30 ans.
Pendant que le Père va voir des gens sur la montagne, tonton Manuel se promène ; devant une porte il s’arrête le cœur serré : 7 tombes s’étalent les unes à côté des autres, une grosse pierre marque la tête. Deux jeunes femmes sont assises sur des nattes au milieu de ce lugubre mais si cher cimetière elles sont encore malades, et leurs yeux errent sur les tombes. Elles se demandent peut-être qui les enterrera à côté des leurs si la grippe les emmène. Comme c’est navrant !!!
Le père revient, il est triste. Tous ses catholiques s’en vont, et plus tard quand il viendra dire la messe ici il n’aura que 7 grandes personnes dans son église s’il n’en meurt plus ???
En passant devant la maison où nous avions vu cette femme si désolée près de ce cercueil, le Père explique : Le père est mort le 1er, puis la mère, puis les 2 filles. Dans 2 maisons toutes les grandes personnes sont mortes et il ne reste que les enfants.
À Papeete Mme Heraud est morte… puis Mme Miller, mère de 14 enfants et qui attendait le 15ème. La mère de Mme Colas Raoulx qui attend elle aussi un bébé est encore malade, ainsi que Mr Victor Raoulx qui lui a rechuté. Mme Villierme va bien manquer à ses enfants. Le père est sauvé.
Voici l’histoire du cotre échoué. Le gouverneur avait envoyé chercher d’urgence le Docteur Danès aux Pomotus. Le bateau arrive la nuit toutes voiles au vent. Il voit la passe de loin et se dispose à entrer quand un grain la lui cache. 10 minutes après il donnait en plein sur le récif. Le docteur et l’équipage, roulant sur les récifs, ont eu du mal à échapper à la mort. La mer en furie a transporté le cotre de l’autre côté des récifs. Il est très endommagé. Chose navrante la goélette Inano revenait d’une île lointaine des Pomotus et ne savait rien de l’épidémie. Elle avait à bord 80 danseurs qu’elle avait été chercher pour les fêtes. Elle arrive la nuit, tous débarquent… et déjà la moitié sont morts !... Samedi le communiqué parlait des splendides réceptions officielles à Paris et des joies de toute la France… que de tristesse ici en comparaison… !!!
Mgr Chazal est très malade d’une rechute ; tonton Manuel a vu le docteur Le Strat chez lui. Il ne s’est pas écouté. Pourvu qu’il n’aille pas mourir, c’est tout l’espoir de son vieux père qui a tout fait pour qu’il reste ici et ne parte pas à la guerre où son frère a été tué…
Le vieux médecin Tiurae, un presque Dieu pour les Tahitiens est mort de la grippe et ils sont tous très frappés. Comme les tremblements de terre continuent cela frappe aussi énormément, et ils disent au père : « Ah ! tu sais père c’est écrit dans la Bible, nous mourrons tous va ! »
Pas moyen de les rassurer. Le père Célestin fait une moyenne de 5 enterrements par jour, et comme les protestants sont à peu près le double cela indique une terrible mortalité.
Le père Henry a aussi raconté ce matin que l’autre jour en passant à Punaauia il avait senti une odeur infecte 100 mètres avant une maison et 200 mètres après. Il a prévenu les gendarmes du District et quand il a repassé la maison brûlait. On avait trouvé 4 cadavres en putréfaction sur le plancher. Ils ont brûlé avec la maison.
La mer fait un bruit épouvantable la nuit et les tremblements de terre continuent quoique très faibles. Il y a 4 nuits, un a duré une heure entière, je me suis endormie avant la fin car cette trépidation donnait le mal de mer. Le père Pierre est parti à Makatea recueillir l’héritage du père Hervé. Le dernier bateau venu de là-bas a porté la nouvelle de la mort de presque tous les blancs. Il y a 2 ressuscités (pas d’entre les morts) mais que la population avait « fait mourir ». D’abord Inoi ou Bété, le fils de l’ancien roi, cela nous a fait plaisir car il est réellement un personnage de Tahiti mais aussi une curiosité par sa taille et corpulence… puis Mr Levy, que nous ne connaissons pas.
Mardi 17 décembre.
Tonton Manuel a été en ville… À la Cie Navale il a été voir MM Bérard et Virieux qui en ont réchappé à grand peine.
Ils sont maigres à faire peur ainsi que la plupart des gens qu’on rencontre dans les rues maintenant. D’habitude c’est désert mais quand on rencontre quelqu’un il a le nez bouché et marche solitaire et morne. Les indigènes, eux, circulent quelquefois de porte en porte, alors une serviette quelconque tient sur leur tête une couverture qui en descend jusqu’aux pieds, faisant ainsi un long manteau déguenillé. Ce serait grotesque si ce n’était si navrant.
Mr Bérard a raconté une histoire tout à fait macabre. Le pauvre père Célestin (encore un à qui la mort tend les bras) se promenait dans ses districts quand tout à coup une odeur nauséabonde le prend à la gorge. Il s’approche et voit un cadavre décomposé. Vite on met le feu à la case. Mais le niau (sorte d’herbe qu’ils tressent pour leur maison) brûle vite et quand le feu s’est éteint le cadavre était cuit à point. Tout le village était entouré d’une atmosphère de viande rôtie. Poules et cochons s’y précipitèrent et se régalèrent. Plus tard des bêtes allaient çà et là en traînant des os humains et des lambeaux de chair.
J’ai failli m’évanouir en entendant cela. En France on voudrait à peine y croire. Ils ont dit aussi qu’à Moorea c’est affreux, les morts ne peuvent plus s’enterrer, ils n’ont ni remèdes ni docteurs et Malinowski y a été dépêché comme grand intendant. Un fameux menteur que celui-là. C’est lui qui avait dit qu’on jetait les morts à la mer, et il prétendait en avoir jeté 110 lui-même. Or Mr Victor Raoulx, un homme digne de foi, a assuré que pas un n’avait été jeté en mer sauf ceux du Mareva. Il faisait partie de la commission qui a décidé de ces choses-là. Quel menteur ce Malinowski !!
Au début de l’épidémie les familles portaient les morts au cimetière mais au lieu de les enterrer les étendaient sur leur emplacement de terrain. Le 2ème jour il y en avait 50, je laisse à penser s’il était urgent qu’on prenne une décision. Victor Raoulx est navré du décès de sa mère. Elle est morte 8 jours après le bal. Le jour des morts elle nous avait fait visiter elle-même le caveau, bien loin de penser qu’elle y entrerait bientôt pour n’en plus sortir…
Le capitaine Nægle qui devait conduire le Manureva à Christmas et à qui tonton Manuel avait avancé 100 francs est mort un des premiers et a été brûlé. Raoulx a perdu presque tous ses capitaines.
Bejus est soigné à l’hôpital ; voilà qui doit être horrible, tous les jours il y avait de 10 à 15 morts autour de lui. Les voir emporter, simplement mis dans une natte et les savoir dirigés vers la fournaise !
Boubou était malade à bord de la France. Un matelot a pu se traîner au magasin et prévenir. On l’a emmené en piteux état à l’hôpital. Se sauvera-t-il ? Mme Vermesch est morte aussi, ses filles étaient au bal avec nous…
Raminasami le facteur arrive :
« Bonjour Père. Vous feriez bien de faire vos lettres, le Paloona arrive et part demain ».
Le Paloona, mais il ne devait pas venir.
« Oui, père, mais il n’a pas assez de charbon, alors il est obligé mais il restera en rade et ne viendra pas à quai »…
Notre voisin Mr Graff est mort. Dès qu’il a appris la mort de sa mère il s’est mis au lit sans être malade et a passé le lendemain matin. Je trouve cela très curieux. La mort a bien fauché dans notre petit coin : 68 tahitiens aux alentours… Entre autres Léon qui venait travailler ici et qui s’était marié il y a 9 semaines. Mme Léon a trépassé aussi.
En ville les chinois sont tous guéris ; il en est mort 48 seulement sur près de 600. On raconte que 9 seulement ont été brûlés, car les parents paient jusqu’à 500 francs pour qu’on leur fasse une fosse. Plus tard ils pourront envoyer les os en Chine, c’est leur grande marotte.
Toujours de la fumée au cimetière ; une voiture s’y dirigeait avec une dépouille mortelle et une auto dans laquelle des tahitiennes, les cheveux coupés courts en signe de grand deuil… Avons vu quelques malades le long des routes, tout le front ceint d’un bandeau. C’est à la tête qu’on souffre le plus. Un peu avant d’arriver au tournant rouge, notre lieu de promenade habituel avant le cataclysme, une odeur infecte nous a fait pousser des cris d’horreur il y a sûrement quelqu’un en décomposition dans ces parages… Nous avons rencontré les filles de Malinowski, je n’ai jamais vu créatures aussi insolentes que celles-là… Le fils de Mme Pindray et le petit-fils de ce pauvre Vincent notaire est mort avant-hier ; on dit le grand-père un peu fou. Sa mère est à New York, où elle a perdu sa sœur qu’elle accompagnait en France… En ville on parle très mal du Gouverneur, on le traite de lâche. Il n’est pas sorti de toute l’épidémie… Mr Victor Raoulx dit que c’est la honte de la France. Le gouverneur n’est pas aimé ici… mais il ne mérite tout de même pas tout ce que l’on dit de lui.
Monseigneur, effrayé de la mort de ses pères et hélas sans argent a décidé de partir en France par le Cargo-boat Vetland qui s’y rend directement par Panama et où on le prend pour rien. Il devra coucher sur le pont ! Voyage fatiguant et peut-être inutile car trouvera-t-il des pères dans le clergé de France tout dévasté lui aussi. Quant à de l’argent !!! Comme ces pauvres pères ont peu de consolation ici !
Tahiti n’est plus Tahiti, on a de la peine à se le représenter gai comme autrefois. J’ai toujours à l’esprit cette parade de la victoire. On en ferait une jolie maintenant, avec les 1 000 qui sont morts, pauvres gens.
Mercredi 18 décembre 1918.
Le Paloona est arrivé ce matin à 4 heures ; il est resté en quarantaine, de gros chalands lui portent son charbon. Il repart demain.
Mauvaises nouvelles de Moorea où les gens se soignaient à l’eau froide. Plus du ? de la population y a passé. À Makatea la grippe y est arrivée toute seule, sans aucun bateau… Le père Gustave est perdu, il est tout jeune lui aussi, comme c’est triste… Madame Kock, celle que nous avions été voir à Paea est morte. Son mari est soldat ; elle laisse 3 enfants, l’aîné a 7 ans ; le père Célestin les a pris sous sa garde. Il en a 32 qui n’ont plus personne. Mgr en a ramené un bon nombre qu’il a envoyés chez les frères et sœurs. La sœur Thérèse a un bébé de 9 mois à charge.
Une chose triste par-dessus tout et qui couronne toutes les horreurs de ces jours derniers : les premiers morts avaient des cercueils et avaient été enterrés. Cette maladie est si affreuse qu’elle agit même après l’enterrement ; une odeur tellement infecte sortait des concessions qu’on a d’abord mis 1 mètre de chaux vive sur chacune. L’odeur persistant, on a pris le parti de les désenterrer et de les brûler ; aussi on imagine facilement quel pénible travail c’est. Ceux qui sont dans les caveaux vont avoir le même sort. Les Raoulx s’opposent de toutes leurs forces à ce qu’on brûle leur mère et leur sœur. Je pense qu’on va le faire de force, c’est tout de même affreux…
Le père Guenolé et le frère directeur sont venus apprendre à conduire l’auto… on parle de 2 500 morts avec Tahiti et Moorea.
Tonton Manuel veut faire une souscription pour acheter une auto aux pères. Maintenant qu’ils sont décimés par la grippe, ils ne pourraient pas desservir tous les districts avec leurs chevaux… le dernier mort est un bébé de 6 mois. Plus de 100 enfants n’ont ni père ni mère… On nous a dit ce soir que les cendres mêmes sentent excessivement mauvais. Il paraît que c’est la vue de pleines charrettes de morts qui a déterminé la mort de plusieurs, entre autres du sous-lieutenant Kellard, qui à la vue d’une charrette débordante a été repris par la fièvre ; c’était cependant lui qui brûlait les premiers cadavres.
L’arrivée prochaine du bateau de guerre français Kersaint donne du cœur à la population. Avec lui sont les remèdes et le salut. C’est triste qu’il arrive quand c’est fini alors qu’il y a 15 jours il aurait peut-être sauvé 500 vies. Il soignera toujours les fous, car beaucoup d’uniques survivants de familles nombreuses deviennent fous ; ils ont trop vu mourir à leurs côtés et cela leur a ôté la raison.
Remercions le ciel d’avoir échappé, il n’y a plus de cas maintenant. Nous sommes la seule famille indemne !!! On peut dire que nous avons la veine !!!
Les Brander ont perdu 20 membres de leur famille… Le frère François est venu ; il voulait 100 francs pour habiller 6 enfants que la mort de leurs parents laisse sans ressources. On les lui a donné de suite. Pauvres petits.
Dimanche 22 décembre.
Messe à Arue. Nous nous sommes arrêtés à Faaa où le père Célestin a tous ses malades et orphelins. « Mes meilleures familles sont parties » nous dit-il, et ses yeux se remplissent de larmes… « Ah ! quel mal affreux, mesdemoiselles. L’autre jour les poules ont picoré sur un cadavre mal brûlé, 1 heure après toutes leurs plumes sont tombées et elles avaient la peau toute noire. Naturellement elles sont crevées ! Tout en parlant nous étions arrivés vers 3 marmites d’où s’exhalait une odeur exquise et dont 2 petits canaques à l’œil vif activaient la cuisson.
« Voilà la soupe légère pour les malades, puis une pour les convalescents ; et ici le rata pour les bien portants ». Le pauvre père est tout heureux de nous faire admirer sa cuisine… il continue à voix basse : « je donne à manger à tous, protestants et catholiques, car tous meurent de faim… tous les jours à l’heure des repas je sonne la cloche et vient qui veut ». En partant nous lui laissons 30 frs, nous n’avions pas d’autre monnaie, il nous a dit que c’est ce qu’il dépensait par jour… En passant au cimetière de Papeete une âcre odeur de brûlé nous a pris la gorge…
Samedi 23 décembre.
Tremblements de terre toute la nuit, si bien que Melle prise de mal de mer a vomi plusieurs fois… On nous a dit qu’en Nelle-Zélande après un tremblement de terre la mer était en feu et tonton Manuel a vu la même chose à Fidji…
Le lieutenant Mallardé a eu de bien pénibles corvées à faire. Ce qu’il a vu de plus triste est une case, à l’autre bout de l’île. Le père et la mère étaient morts depuis plusieurs jours. Leurs 2 petits enfants étaient étendus à leurs pieds, la figure déformée par la souffrance et la bouche pleine d’herbe. Les pauvres mioches étaient morts de faim. Et il paraît que ce n’est pas le seul cas de ce genre.
La grippe a été terrible en Nelle-Zélande ; on a été obligé d’emporter les cadavres sur des trains pour les conduire au cimetière. 5 000 morts en 10 jours à Auckland. Le Maori, un bateau qui allait d’Honolulu à Auckland est arrivé au port avec 20 hommes seulement sur 120.
Mr Brander nous a dit que ceux qui emmenaient les morts au cimetière étaient de vraies brutes. Ainsi avec leurs camions pleins de maccabées ils avaient le toupet de s’arrêter devant les cabarets. Puis ils se sont trompés 2 fois : on avait commencé à badigeonner un homme de goudron quand tout à coup il se réveille et pousse des cris d’effroi. Pensez à la stupeur des gens d’alentour. La même chose est arrivée à une femme qui elle est morte de saisissement à la vue de la fournaise. Il paraît que cela faisait horreur car malgré le goudron les corps ne se consumaient qu’à moitié ; tous ces tronçons humains formaient un spectacle terrible si bien que le frère François en est resté fou 2 jours.
Une autre chose bien horrible : dans une case on trouve un homme et une femme morts. Un petit enfant était couché entre eux. On n’avait pas le temps de les plier dans des nattes séparées et la même natte les réunit tous les trois. On les embarque dans le truck et bientôt le sinistre paquet tombe dans la fosse brûlante. Alors des cris affreux s’en échappent, le bébé dormait et n’était pas mort !
À Samoa il y a 1 000 morts dans la capitale qui n’a pourtant que 4 000 habitants.
Dimanche 29 décembre.
La nuit dernière il y a eu beaucoup de tremblements de terre. J’ai été réveillée par un fort long. C’est tout à fait la même sensation que celle qu’on ressent en mer.
Mercredi 1er janvier 1919.
Tonton Manuel est pris d’une violente migraine et se soutient à peine. Le père Guénolé arrive à 2 heures avec le frère supérieur et nous raconte qu’au cimetière, quand on jetait les corps dans la fournaise il y en avait qui se levaient tout droits et étendaient les bras. Ce devait être effrayant.
Avant de mourir la vieille mère Raoulx a distribué à ses enfants, des enfants naturels de ses fils qu’elle avait adopté. Titine en a eu un, Mallardé n’a pas dû rire. Victor qui en avait déjà 11 en a vu encore 2 lui revenir…
© Société des Études Océaniennes - 2001
Commentaire des lectures du dimanche
Chers frères et sœurs !
L’Évangile de ce cinquième dimanche de Pâques propose un double commandement sur la foi : croire en Dieu et croire en Jésus. Le Seigneur, en effet, dit à ses disciples : « Croyez en Dieu, croyez aussi en moi » (Jn 14,1). Ce ne sont pas deux actes séparés, mais un unique acte de foi, la pleine adhésion au salut opéré par Dieu le Père par son Fils Unique. Le Nouveau testament a mis fin à l’invisibilité du Père. Dieu a montré son visage, comme le confirme la réponse de Jésus à l’apôtre Philippe : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14,9). Le Fils de Dieu, par son incarnation, sa mort et sa résurrection, nous a libérés de l’esclavage du péché pour nous donner la liberté des enfants de Dieu et nous a fait connaître le visage de Dieu qui est amour : Dieu peut être vu, il est visible dans le Christ. Sainte Thérèse d’Avila écrit que « nous ne devons pas nous écarter de notre plus grand bien, de notre remède le plus efficace, qui est l'Humanité sacrée de Notre-Seigneur Jésus Christ » (Le Château intérieur, 7,6). Ce n’est donc qu’en croyant dans le Christ, en restant unis à Lui, que les disciples, dont nous faisons aussi partie, peuvent continuer son action permanente dans l’histoire : « En vérité, en vérité, je vous le dis — dit le Seigneur : celui qui croit en moi fera, lui aussi, les œuvres que je fais » (Jn 14,12).
La foi en Jésus comporte de le suivre quotidiennement, dans les actions simples qui composent notre journée. « C’est bien le propre du mystère de Dieu d’agir de manière humble. C’est seulement petit à petit qu’il construit son histoire dans la grande histoire de l’humanité. Il se fait homme mais d’une telle manière qu’il peut être ignoré de ses contemporains, des forces autorisées de l’histoire. Il souffre et il meurt et, comme Ressuscité, il ne veut atteindre l’humanité qu’à travers la foi des siens auxquels il se manifeste. Continuellement, il frappe humblement aux portes de nos cœurs et, si nous lui ouvrons, lentement il nous rend capable de “voir” » (Jésus de Nazareth II, 2011, p. 311). Saint Augustin affirme qu’il « était nécessaire que Jésus dise : “Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie” (Jn 14,6), parce qu’une fois le chemin connu, il restait à connaître la destination » (Tractatus in Ioh., n69, 2), et la destination, c’est le Père. Pour les chrétiens, pour chacun de nous, donc, le Chemin vers le Père, c’est se laisser guider par Jésus, par sa parole de Vérité, et c’est accueillir le don de sa Vie. Faisons nôtre l’invitation de saint Bonaventure : « Ouvrez donc les yeux, prêtez l'oreille de votre âme, déliez vos lèvres, appliquez votre cœur, afin de voir Dieu en toutes ses créatures, de l'entendre, de le louer, de l'aimer, de lui rendre vos hommages, de proclamer sa grandeur et de l'honorer » (Itinerarium mentis in Deum, i,15).
Chers amis, l’engagement d’annoncer Jésus Christ, « le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn 14,6), constitue le devoir principal de l’Église. Invoquons la Vierge Marie pour qu’elle assiste toujours les pasteurs et tous ceux qui, dans différents ministères, annoncent l’heureux Message du salut, afin que la Parole de Dieu se répande et que le nombre des disciples se multiplie (cf. Ac 6,7).
© Libreria Editrice Vaticana - 2011