Pko 09.06.2019
Bulletin gratuit de liaison de la communauté de la Cathédrale de Papeete n°30/2019
Dimanche 9 juin 2019 – Solennité de la Pentecôte – Année C
Humeurs…
Fiu des petits potentats de l’Administration !
« Deux choses sont infinies : l’Univers et la bêtise humaine. Mais, en ce qui concerne l’Univers, je n’en ai pas encore acquis la certitude absolue. » - Albert Einstein
Laissez-moi vous dire…
9 juin : Solennité de la Pentecôte
Invoquer l’Esprit de paix sur le monde
La Pentecôte juive commémorait le don de la Loi fait par Dieu à Moïse au Sinaï. La Pentecôte chrétienne, rapportée dans les Actes des Apôtres, que nous célébrons ce dimanche, nous révèle que le Seigneur ne grave plus sa loi sur les tables de pierre, mais Il l’inscrit dans nos cœurs par l’action de l’Esprit Saint donné à l’humanité tout entière.
L’actualité nous porte à réfléchir sur notre rôle et celui de l’Église dans nos actions et nos prières en faveur de la Paix.
Les Nations libérées du joug des nazis, en 1944, viennent de commémorer avec faste la paix retrouvée grâce aux centaines de milliers d’hommes de douze nationalités différentes qui ont débarqué sur la Normandie. C’est au prix de milliers de vie que l’espérance d’une vie libre s’est dessinée du 5 au 30 juin 1944. Cette bataille de Normandie a fait 37 000 morts et 163 000 blessés chez les « alliés » et 80 000 tués, 170 000 blessés côté « allemand ». [Source : « Encyclopédie du débarquement et de la bataille de Normandie » ; site : DDay-Overlord.com]
Certes lors des cérémonies des 5 et 6 juin les « vétérans » ont été largement à l’honneur - ils le méritent - mais il ne faut pas oublier les populations civiles qui ont payé un lourd tribut : selon l'historien Henri Amouroux, 50 000 Normands au total auraient perdu la vie durant toute cette période. [Source : "La Grande Histoire des Français sous l’Occupation", tome 8]
N’oublions pas nos valeureux « Tamarii’i volontaires » du Bataillon du Pacifique, ils n’ont pas participé à la Bataille de Normandie mais ils se sont illustrés à Bir Hakeim (mai-juin 1942), puis à El Alamein ; ensuite ils participeront au débarquement de Naples, puis en Provence. Au retour à Tahiti, le 5 mai 1946, - après 5 ans d’absence - 76 tamari’i manquent à l’appel sur les 300 volontaires Tahitiens embarqués le 21 avril 1941. [Source : Association « les Tahitiens dans la Guerre »]
En ce jour de Pentecôte, ne manquons pas d’invoquer l’Esprit Saint, Esprit de Paix et d’Unité sur toutes les nations, sur celles et ceux qui les gouvernent. Il est curieux de constater que les chefs d’État et de gouvernement du « monde libre » qui ont célébré cet anniversaire avec force discours sur la Paix, la Fraternité, la Liberté, cautionnent – pour la plupart – les ventes d’armes aux pays impliqués directement ou indirectement dans des conflits !
Le diocèse de Bayeux-Lisieux a justement proposé aux chrétiens une réflexion et des actions en faveur de la Paix. Comme le souligne le Père Berthout, délégué épiscopal à l’information : « Les jeunes sont invités à prendre le flambeau de la paix et de la liberté en mains avec toute leur énergie, leur enthousiasme et leur créativité. En Normandie, il s’agit d’une mémoire vivante, incarnée qui cherche tant à comprendre les événements qu’à en faire mémoire. Il s’agit de célébrer et de transmettre, d’où la place qui est de plus en plus donnée aux jeunes pour qu’ils s’engagent dans le développement d’une paix durable. (…) À la veille de Pentecôte, c’est important de demander les différents dons de l’Esprit, qui console, défend, guérit, mobilise les savoir-être et les savoir-faire. » [Source : interview sur RCF Calvados-Manche]
De nombreuses cérémonies œcuméniques ont été célébrées dans le diocèse. Invité par Mgr Boulanger, évêque de Bayeux et Lisieux , le cardinal Marc Ouellet, préfet de la Congrégation pour les évêques a présidé en l’abbatiale Saint Etienne de Caen, un TE DEUM solennel.
Le Cardinal Ouellet a également prononcé une conférence très intéressante sur le thème « Croire à la PAIX ». Relevons deux passages de cette conférence :
« (…) faire mémoire de la fin du dernier grand conflit est un devoir de respect à l’égard des trop nombreuses victimes de ces tragédies et une exigence permanente de réflexion et d’engagement pour éviter que de telles catastrophes se reproduisent dans l’avenir.
La géographie politique du monde a beaucoup changé depuis 75 ans, mais l’homme ne semble pas avoir beaucoup appris de ses souffrances passées : on vit une mondialisation de l’oubli et de l’indifférence aux victimes actuelles, et les conflits n’ont pas cessé d’augmenter et de se fragmenter sur tous les continents, au point que le Pape François a osé parler de troisième guerre mondiale “en pièces détachées”. Au total, on assiste impuissants à une nouvelle course aux armements de tous ordres, et à une guerre commerciale sur front européen et asiatique. Pour comble, la disponibilité de l’arme atomique s’étend, même s’il ne reste aucun doute sur l’immoralité de son usage, mais rien ne garantit que des mains criminelles à la solde du terrorisme international ne déclenchent un jour des déflagrations innommables. »
Après avoir insisté sur le rôle possible et important des laïcs et leur témoignage, leurs charismes, leurs compétences en faveur de la paix, le Cardinal a appelé les hommes de bonne volonté à Croire à la Paix : « (…) En d’autres termes, il nous faut proposer avec audace et certitude la possibilité de la Paix, parce que l’Esprit de Jésus Christ est à l’œuvre dans l’histoire, en toutes circonstances, Esprit de réconciliation, Esprit d’unité et de fraternité, offert à toute l’humanité par la rédemption de Jésus Christ.
D’où l’importance d’un dialogue interculturel et institutionnel entre les autorités civiles et les autorités religieuses, de même qu’un climat général non seulement de tolérance mais de respect à l’égard des croyances individuelles et des manifestations religieuses.
Croire à la paix n’implique donc pas seulement des convictions religieuses traduites en valeurs sociales, (…) croire à la paix c’est aussi compter sur l’efficience de la prière pour la paix, puisque l’Esprit de Dieu dirige l’histoire humaine vers son accomplissement transcendant avec le concours imparfait mais volontaire des libertés humaines. Celles-ci s’ouvrent par la prière à une influence plus grande de la Grâce qui peut infléchir les événements dans le sens de la paix. »
[Source : site bayeuxlisieux.catholique.fr/Conférence « Croire à la paix » du Cardinal Ouellet, 5 juin 2019]
Dominique Soupé
© Cathédrale de Papeete – 2019
En marge de l’actualité…
L’aventure de l’Esprit saint
La liturgie de ce Dimanche nous donne la joie de célébrer l’Esprit Saint en la fête de Pentecôte. S’il est relativement simple d’évoquer le Père et Jésus, le Fils, l’approche de l’Esprit Saint s’avère plus délicate. Pour nous y aider, suivons l’action de l’Esprit Saint dans l’histoire de l’humanité. Jésus ne dit-il pas en effet : « Le vent souffle où il veut et toi tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va ! » (Jn 2,8). Arrêtons-nous donc sur quelques moments clé de l’œuvre de cet Esprit Saint dans l’histoire de l’humanité depuis ses origines jusqu’à la Pentecôte.
Notre histoire commence lors de la création du monde. L’Esprit plane sur le chaos primitif. Rendant la vie impossible, le chaos s’oppose à Dieu. Mais l’Esprit se réjouit de cette différence car il va conduire cette différence jusqu’à l’union avec Dieu. L’Esprit va travailler pour que la vie soit possible, il « organise » la création de sorte que ce monde aille du chaos à la vie, de la vie à l’Homme et de l’Homme jusqu’au Fils de Dieu en qui se réalisera l’union, la communion définitive de ce monde si différent de Dieu avec Dieu lui-même. L’Esprit unit ainsi les contraires pour qu’ils s’harmonisent en communion.
Vient ensuite l’apparition de l’Être Humain. L’Esprit Saint travaille au cœur de l’Humanité qui s’éveille à la conscience d’elle-même. À travers ténèbres et lenteurs de cette Humanité naissante, l’Esprit utilise les comportements et les aspirations des hommes, les traditions et les coutumes par lesquelles les groupes humains éduquent leurs individus pour aller vers plus de vérité et de lumière. Il travaille dans le secret des consciences et des cœurs pour que l’Humanité s’oriente en profondeur vers Dieu qui lui reste ouvert et se rapproche d’elle.
Voici à présent le temps de la prophétie : l’Esprit, après un long temps de silence commence à dire ce qu’il a dans le cœur. Il a travaillé dans le silence depuis plusieurs milliards d’années à former un être conscient, capable de s’ouvrir peu à peu au mystère de Dieu. Avec l’Ancien Testament, l’Esprit confie son secret. Il crée les mots qui, dans le peuple élu, permettront au Fils de délivrer son message, le moment venu. L’Esprit prépare le langage grâce auquel le Fils pourra un jour s’adresser aux Hommes. L’Esprit ne dit pas tout à la fois. C’est peu à peu qu’il libère son secret et fait la jonction entre deux appels :
- L’appel radical qui vient du Père. Celui-ci veut introduire le monde dans son mystère d’amour. Pour cela, il prépare le Fils à entrer dans l’univers de la création pour appeler cette création.
- L’appel des Hommes : c’est celui qui vient du cœur des Hommes, qui est un appel vers Dieu ; les Hommes sans le savoir désirent celui qui leur est destiné ; ils aspirent à connaître Dieu.
Vient ensuite le temps où Dieu se fait Homme. La réussite suprême de l’Esprit, c’est l’Incarnation, la venue de Jésus Christ parmi les siens. Entre le Père qui donne et le Fils qui reçoit, l’Esprit est celui qui unit. Dans la chair de l’Humanité se fait l’union des contraires : non seulement entre le Père et le Fils, mais également entre Dieu et les Hommes. Cette union en Jésus Christ se fait sans que jamais l’un ne nuise à l’identité de l’autre, ni le plus grand nuise au plus petit, de sorte que le plus petit participe réellement au mystère du plus grand. En Jésus Christ se réalise l’union de Dieu et de l’Homme, de sorte que l’Homme soit aussi totalement donné et ouvert à Dieu et que Dieu soit totalement ouvert et livré à l’Homme. Le Fils se fait Homme afin que l’Homme rejoigne Dieu. Dans la vie du Christ, c’est l’Esprit qui le pousse, l’inspire dans son action et le rend capable d’unir les Hommes au Père, tout en portant sur lui le refus du Père par les Hommes.
Et nous voici enfin à la Pentecôte. L’Esprit façonne l’Église sur mesure pour le Christ et pour l’Humanité. Il réveille les apôtres et sous son impulsion, sous sa force, il les envoie proclamer la Bonne Nouvelle à Jérusalem et au monde entier. Dans l’Église, l’Esprit unifie et donne à chacun d’être lui-même pour que dans cette diversité, il y ait unité du témoignage. C’est l’Esprit qui nous tourne vers le Christ comme une fleur se tourne toujours vers le soleil. C’est l’Esprit qui donne d’entendre le message. C’est l’Esprit qui donne la conversion du cœur. C’est l’Esprit qui fait l’unité dans la foi. C’est l’Esprit qui donne la force du témoignage.
Alors, frères et sœurs, ouvrons nos cœurs à cet Esprit. Lui qui renouvelle la face de la terre saura bien renouveler nos cœurs pour nous laisser entrainer par sa puissance à la suite du Christ au service du monde.
+ Mgr Jean Pierre COTTANCEAU
© Archidiocèse de Papeete - 2019
Audience générale
Cheminer ensemble !
Le Pape François a consacré l’essentiel de l’audience générale de ce mercredi 5 juin 2019 à son récent voyage en Roumanie, accompli de vendredi à dimanche dernier.
Chers frères et sœurs, bonjour !
Au cours du dernier week-end, j’ai effectué un voyage apostolique en Roumanie, invité par le président et par la première ministre. Je leur renouvelle mes remerciements que j’étends aux autres Autorités civiles et ecclésiastiques et à toutes les personnes qui ont collaboré à la réalisation de cette visite. Je rends surtout grâce à Dieu qui a permis au Successeur de Pierre de retourner dans ce pays, vingt ans après la visite de saint Jean-Paul II.
En résumé, comme l’annonçait la devise de ce voyage, j’ai exhorté à « marcher ensemble ». Et ma joie a été de pouvoir le faire, non pas de loin, ou de haut, mais en marchant moi-même au milieu du peuple roumain, en pèlerin sur sa terre.
Les différentes rencontres ont mis en évidence la valeur et l’exigence que représente le fait de marcher ensemble, que ce soit entre chrétiens, sur le plan de la foi et de la charité, ou entre citoyens, sur le plan de l’engagement civil.
En tant que chrétiens, nous avons la grâce de vivre une saison de relations fraternelles entre les différentes Églises. En Roumanie, la grande partie des fidèles appartient à l’Église orthodoxe, guidée actuellement par le patriarche Daniel, auquel j’adresse une pensée fraternelle et reconnaissante. La communauté catholique, qu’elle soit ‘grecque’ ou ‘latine’, est vivante et active. L’union entre tous les chrétiens, bien qu’incomplète, se base sur l’unique baptême et elle est scellée par le sang et la souffrance subie ensemble dans les temps obscurs de la persécution, en particulier au siècle dernier sous le régime athée. Il y a aussi une autre communauté luthérienne qui professe aussi la foi en Jésus-Christ et qui entretient de bons rapports avec les orthodoxes et avec les catholiques.
Avec le patriarche et le Saint Synode de l’Église orthodoxe roumaine, nous avons eu une rencontre très cordiale, au cours de laquelle j’ai réaffirmé la volonté de l’Église catholique de marcher ensemble dans une mémoire réconciliée et vers une unité plus complète, que le peuple roumain avait justement prophétiquement invoquée pendant la visite de saint Jean-Paul II. Cette importante dimension œcuménique du voyage a culminé dans la Prière solennelle du “Notre Père”, à l’intérieur de la nouvelle et imposante cathédrale orthodoxe de Bucarest. Cela a été un moment de forte valeur symbolique parce que le Notre Père est la prière chrétienne par excellence, patrimoine commun de tous les baptisés. Personne ne peut dire « Mon Père » et « Votre Père » ; non ! « Notre Père », patrimoine commun de tous les baptisés. Nous avons manifesté que l’unité n’enlève pas les légitimes diversités. Puisse l’Esprit Saint nous conduire à vivre toujours plus en enfants de Dieu et frères entre nous.
En tant que communauté catholique, nous avons célébré trois liturgies eucharistiques. La première dans la cathédrale de Bucarest, le 31 mai, en la fête de la Visitation de la Vierge Marie, icône de l’Église en chemin dans la foi et dans la charité. La seconde Eucharistie, dans le sanctuaire de ?umuleu Ciuc, but de très nombreux pèlerinages. Là-bas, la Sainte Mère de Dieu rassemble le peuple fidèle dans la diversité des langues, des cultures et des traditions. Et la troisième célébration a été la liturgie divine à Blaj, centre de l’Église gréco-catholique en Roumanie, avec la béatification de sept évêques martyrs gréco-catholiques, témoins de la liberté et de la miséricorde qui viennent de l’Évangile. L’un de ces nouveaux bienheureux, Mgr Iuliu Hossu, a écrit en prison : « Dieu nous a envoyés dans ces ténèbres de la souffrance pour donner le pardon et prier pour la conversion de tous ». Si l’on pense aux terribles tortures auxquelles ils étaient soumis, ces paroles sont un témoignage de miséricorde.
La rencontre avec les jeunes et les familles, qui s’est tenue à Ia?i, ville antique et important centre culturel, carrefour entre Occident et Orient, a été particulièrement intense et festive. Il s’agit d’un lieu qui invite à ouvrir des voies sur lesquelles marcher ensemble, dans la richesse des diversités, dans une liberté qui ne coupe pas les racines mais qui puise à celles-ci de manière créative. Cette rencontre a aussi revêtu un caractère marial et s’est conclue en confiant les jeunes et les familles à la Sainte Mère de Dieu.
La dernière étape du voyage a été la visite à la communauté Rom de Blaj. Dans cette ville, les Roms sont très nombreux et c’est pour cette raison que j’ai voulu les saluer et renouveler mon appel contre toute discrimination et pour le respect des personnes, quelle que soit leur ethnie, leur langue ou leur religion.
Chers frères et sœurs, remercions Dieu pour ce voyage apostolique et demandons-lui, par l’intercession de la Vierge Marie, qu’il porte des fruits abondants pour la Roumanie et pour l’Église sur ces terres.
© Libreria Editrice Vaticana – 2019
Hommage à Michel SERRES
La Sainte Famille
Michel Serres est décédé samedi 1er juin, à l’âge de 88 ans. C’était un philosophe comme on en fait trop peu, un bon vivant doublé d’un mauvais caractère, un amoureux des sciences et des saveurs, un esprit encyclopédique, un prodigieux manieur de mots, un grand penseur de tradition orale, un touche-à-tout de génie, un maître plutôt qu’un professeur, un arlequin, un comédien. Parfois provocateur dans sa réflexion… mais amoureux de l’humanité. Voici, en hommage à ce grand homme, un texte de lui paru en 2012 dans la revue jésuite : « Études »…
À Lourdes, la réunion des évêques a choisi de résoudre la question du mariage homosexuel selon des critères anthropologiques plutôt que religieux. Respectable, ce choix laisse ouverte et possible une méditation proprement chrétienne, voire catholique, sur le même sujet.
Avant de commencer, j’avoue que, n’étant ni exégète ni théologien, je cours le risque de me tromper. Ma bonne volonté tente simplement de parvenir à une décision vers laquelle l’histoire de l’Église, la condition des prêtres, l’Évangile selon saint Luc, le culte marial et le mystère de la Trinité inclinent ; verser donc des arguments religieux dans un débat d’où ils sont, pour le moment, absents.
L’histoire et la famille
Voici d’abord un problème débattu depuis longtemps par les historiens : pourquoi l’Europe, faisant ainsi exception, entra, en droit, politique, conduites et mentalités, dans l’ère moderne, alors que les sociétés voisines ou lointaines, demeuraient à l’état pré-moderne ? Pourquoi et à quelle date ?
Karl Marx, Max Weber, Fustel de Coulanges, Henry Maine, Frédérick Pollock, Paul Vinogradoff, Marc Bloch, d’autres encore, économistes, anthropologues, historiens, répondirent à cette question en variant sur les temps et en s’appuyant sur la finance, la révolution industrielle, les institutions juridiques et ainsi de suite. La question se trouve reprise par le nouveau livre de Francis Fukuyama, Le début de l’histoire - Saint-Simon, 2012, p. 230-284. où l’auteur fait remonter cet avènement plus haut que ses prédécesseurs, vers le Moyen Âge, et lui donne des causes religieuses plus qu’économiques. Trois chapitres de l’ouvrage portent les titres suivants, suggestifs : « Le christianisme ébranle la famille » (15) ; « L’Église devient un État » (17) ; « L’État devient une Église » (18).
Je résume la thèse. À partir du moine Hildebrand, devenu pape sous le nom de Grégoire VII et passée la querelle des investitures, l’Église se constitua, non sans mal, en une bureaucratie, assez vite internationale, cohérente, indépendante de tout pouvoir temporel, organisée autour de la hiérarchie du successeur de Pierre et réunie dans un espace restreint. L’obligation de célibat pour les prêtres y fut édictée en vue d’éviter les influences et les querelles opposant les familles puissantes, cherchant à se saisir des postes et à monopoliser le pouvoir ; elles pouvaient même déposer les papes. Dès lors que les clercs n’avaient plus d’enfants, ils ne participaient plus, au moins en principe, à ces luttes qui peuvent déchirer des générations entières et portent préjudice à la constitution d’une société fondée sur l’égalité devant la loi, loi respectée même par le souverain.
Brillamment soutenue par Francis Fukuyama et développée en partie par nombre d’historiens, cette idée n’est pas nouvelle. Elle se trouve déjà clairement exprimée dans la cinquante-quatrième leçon du Cours de Philosophie positive qu’Auguste Comte écrivit entre le 15 juin et le 2 juillet 1840 - Paris, Hermann, 1975, tome II, p. 323-379 – sur le célibat des…
La famille et le fondement de la société
D’où l’idée, en effet, que, pour l’Église catholique, et pour elle seule sans doute, la famille n’est plus et ne peut plus être le fondement de la société civile, juridique ou politique. Pour elle seule, dis-je, car son revirement révolutionnaire permit, en Europe, l’établissement d’une politique et d’un droit tels que nous les vivons encore aujourd’hui, héritiers de cet exceptionnel bouleversement.
Dans beaucoup de cultures, en effet, l’inverse continue d’avoir lieu et la famille y était vraiment depuis longtemps, et y est encore aujourd’hui, le fondement de la société, de la politique et du droit. De là viennent les luttes et les vendettas qui opposent, souvent jusqu’au sang, tribus, castes ou clans. Pour ces cultures, l’impossibilité d’établir une démocratie authentique tient, en grande partie, à ces pratiques, reprises çà et là, et même chez nous, par les groupes de pression, cette plaie de l’égalité. Autrement dit, la famille porte la responsabilité de la première corruption, celle de tourner toute loi au bénéfice des parents, héritiers ou autres. À comparer son fils, par exemple, à son voisin, pis encore à un étranger, il est en effet difficile au père ou à la mère de pratiquer, pour ces deux individus, l’égalité devant la loi.
Pour que celle-ci émerge, il fallait, au moins, séparer l’office et le bénéfice – officium et beneficium –, le fonctionnaire de sa fonction : que le titulaire d’un poste ne puisse pas le léguer à ses enfants. Ses biens, peut-être, mais non point son rôle social. S’il peut le faire, tous les abus sont possibles et les corruptions. Encore tout récemment, la famille Ali tenait la Tunisie, les Moubarak s’étaient approprié l’Égypte, et pis encore en Syrie, où une tribu détruit, par les armes, son peuple. D’où la décision de l’Église catholique d’obliger les prêtres au célibat. Du coup, l’évêque, par exemple, ne peut léguer l’évêché, mieux encore, le professeur d’arithmétique ou de grec ne peut, non plus, laisser sa chaire à ses héritiers. Car, à l’époque, les clercs tenaient, en majorité, l’expertise, scientifique, juridique et même médicale. Plus de legs, règne unique de l’expertise.
Ainsi, quand l’Église devint un État, celui-ci ne fut plus fondé sur la famille, qui faisait, qui fait encore obstacle à l’établissement du règne universel de la loi et a fortiori de la démocratie. La réunion actuelle, unisexe, des évêques est la suite de cette décision. Ainsi, lorsque des États divers imitèrent l’Église, ils devinrent libres, en principe au moins, de ces abus. La révolution catholique rendit donc possible la constitution d’un État moderne et fonda l’ère de ce nom. Et elle le fonda parce que, je le répète, elle préconisa l’idée que la famille n’était plus le fondement de la société qu’elle construisit ; elle mit cette idée en pratique.
Obsédés par les questions sexuelles, sans doute ne comprenons-nous plus le sens sociologique, politique et historique du célibat des prêtres, ni le fait que les chrétiens les appellent « mon père », malgré le fait patent qu’ils n’appartiennent point à leur descendance. Des sociologues de renom et sans mémoire plaidèrent contre « les héritiers »?Les Héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Minuit,…, sans se référer à cette ancienne et vénérable solution.
Le Vatican et la Chine
Par parenthèse, j’ai longtemps déploré la décision pontificale, consécutive à la Querelle des Rites, beaucoup plus tardive et coupant court à la conversion de la Chine au christianisme, obtenue par les jésuites, autour de Matteo Ricci, au XVIIe siècle ; l’histoire du monde en eût été bouleversée. Je pensais qu’admettre ou refuser le culte des ancêtres n’avait été, dans le débat, que prétexte pour un tel refus. Je m’aperçois seulement aujourd’hui de l’importance décisive du décret final.
Le culte des ancêtres marquait, en effet, que la société chinoise était fondée sur la famille ; refuser qu’il soit ajouté à la pratique du christianisme, pour accepter le peuple chinois dans la confession, révèle, au contraire, que l’Église, consciente de son histoire, ne voulut pas revenir en arrière, vers la société archaïque qu’elle avait contribué à faire disparaître dans les lieux de son influence. La Querelle des Rites et sa conclusion négative montrent une sorte d’expérience cruciale dans la thèse ici défendue.
Dans ces conditions, les historiens susdits se posent la question des causes qui poussèrent l’Église du Moyen Âge à une telle conduite. Et, comme d’habitude, ils évoquent des intérêts, en particulier d’économie. Certains disent qu’elle se conduisit, sur ce point, en captatrice d’héritages ; en quelque sorte, elle cherchait à prendre la place des légataires.
Je ne sache pas qu’ils aient cherché ces causes dans la tradition ecclésiale elle-même, c’est-à-dire dans les Évangiles et la Théologie.
La Sainte Famille et le massacre des Innocents
Voici. On compte trois manières de paternité, maternité ou filiation : naturelle, par l’œuvre de chair ; légale, par la déclaration aux autorités civiles ; adoptive, enfin, par choix. Dans le récit de la Nativité, le père, Joseph, n’est pas le père naturel, ni Jésus le fils naturel. Il est, d’autre part, impossible que la mère ne soit pas la mère, puisque nous sortons tous d’un ventre féminin. Mais la Sainte Famille ajoute un élément décisif dans cette déconstruction de la filiation naturelle : la virginité de Marie, qui, vue sous cet angle, prend un relief saisissant.
D’autre part, l’Évangile selon saint Luc ne dit nulle part que Joseph ait déclaré la naissance de l’enfant auxdites autorités, alors que tout le monde affluait, ces jours, à Bethléem, pour un recensement. Au contraire, terrifiée par la décision souveraine de tuer les premiers nés, la famille fuit en Égypte.
Je note au passage que ledit massacre des Innocents fait justement partie des pratiques ignobles, criminelles même, résultant de l’importance donnée à la famille de sang dans la constitution sociale et le pouvoir politique ; quand ce dernier se transmet par filiation, mieux vaut tuer les héritiers dès le berceau pour se protéger à terme d’un rival possible. Intervenant là, au récit de la Nativité, cette tuerie dessine une sorte de structure figure-fond par rapport à l’établissement de la nouvelle parenté. L’ancienne pratique sert de décor tragique à la neuve.
Au total, la Sainte Famille innove puissamment dans la société du temps, fondée sur la généalogie familiale, en la déconstruisant et en substituant aux liens naturels de parenté une structure importée des Romains, l’adoption, c’est-à-dire le choix, individuel et libre, par amour.
La circoncision
À partir de la naissance du Christ, une nouvelle ère se lève, où les structures élémentaires de la parenté ne seront plus fondées en nature, mais selon le précepte évangélique : aimez-vous les uns les autres. Même si vous êtes père et mère, fille et fils naturels, vous ne ferez partie de la famille chrétienne que si, de plus, vous vous choisissez, individuellement et par amour. De plus, et du point de vue de la psychologie et des sciences humaines, qui n’est en rien le mien ici, vous vous construirez comme parents et vos enfants se construiront comme descendants si et seulement si chacun librement et individuellement, choisit l’autre par amour.
La rupture chrétienne d’avec le judaïsme, et, plus généralement, avec les sociétés traditionnelles, a lieu, ainsi et précisément, sur la généalogie. Imposée par Paul, quoique incomprise de Pierre et de Jacques, une question cruciale, porta, plus tard, sur la circoncision, c’est-à-dire sur la marque indélébile imposée sur l’un des organes de l’engendrement.
Structure de la parenté : développement
Les liens de la parenté construisent notre pensée symbolique, disent les anthropologues. Considérons, à nouveau, la Sainte Famille, où Jésus n’est pas le fils, où Joseph n’est pas le père. Jésus ne naît pas de Joseph ; fils de Dieu le Père, certes, mais il est écrit que sa mère conçut du Saint-Esprit ; l’Écriture le dit, aussi bien, fils de l’Homme. Se distend le lien du fils au père.
Mais qui comprend qu’une mère reste vierge ? Rien de plus fréquent qu’un enfant né de père inconnu, en fuite ou mort pendant la grossesse ; de convention ou de reconnaissance, la paternité ne connaît pas, au moins ne connaissait pas, de règle naturelle. Au contraire, la maternité s’apparente aux lois universelles qui ne souffrent aucune exception : on ne connaît pas d’enfant sans mère. Or, la virginité de Marie introduit une rupture en cette loi et comme une rareté. Si la filiation et la paternité s’absentent, la maternité aussi, au moins en partie, chose plus extraordinaire. L’adjectif « sainte » dans l’expression « la Sainte Famille » signifie donc qu’elle défait les liens charnels, biologiques, sociaux, naturels, ou, comme on a dit, structuraux : chacun à sa manière, le père n’est pas le père, ni le fils vraiment le fils, ni la mère absolument la mère ; amoindrissement et suppression des relations de sang.
Avant même l’âge des Lumières, ces raretés firent rire les rationalistes et, plus récemment, les sciences humaines jouirent de comparer cette histoire, dite mensongère, aux étrangetés que relatent parfois les mythes antiques. Plus profond et plus doux dans ses pratiques et croyances que les doctes dans leurs ratiocinations, le peuple ne s’y méprend pas et reconnaît comme chrétien, depuis l’origine, toute femme ou tout homme qui appelle frère, père, mère ou sœur quiconque, justement, n’est ni sa sœur, sa mère, son père ni son frère par le sang, mais qui a voulu, librement et individuellement, devenir tel, dans un tout autre registre, religieux ou surnaturel ; passe, encore pour le frère, la sœur ou le père, mais la mère !
Cette reconnaissance définit, sans le dire, le christianisme comme opérateur majeur de la déconstruction des liens de la parenté naturelle ou de sang : « […] enfants de Dieu. Ceux-là ne sont pas nés du sang, ni d’une volonté d’homme, mais de Dieu » (Jean, 1,12-13). Pourquoi donc défendre un naturel dont nul ne sait rien plutôt que, religieux, témoigner du surnaturel ?
Sciences dures et sciences humaines
Les lois des sciences dites dures décrivent des nécessités physiques, alors que les lois humaines, dit-on, ne dérivent que de conventions. Sauf, je le répète encore, une au moins sans aucun doute : nul ne peut manquer de naître du ventre d’une femme, lieu naturel d’où découlent toutes les cultures. Sur, pour ou contre cette loi biologique, sans exception connue, se construisent les structures de la famille et les lois de parenté, culturelles et juridiques, dites naturelles ou de sang.
À cette nécessité physique, à laquelle nul n’échappe, le christianisme substitue la liberté individuelle de l’amour et du choix. La dilection adoptive compose, à loisir, les structures de la parenté, y compris dans la maternité. Les deux dogmes parallèles, de la conception virginale du Verbe et, plus tard, celui de l’Immaculée Conception, découvrent, dans le surnaturel, l’origine de la culture, donc de la liberté face à la nécessité. J’y reviens plus loin.
L’héritage de l’Alliance : le point de vue juridique
Tout cela témoigne, au moins, sans s’y réduire, d’une affaire d’héritage. Sans l’adoption, il ne peut y avoir d’héritiers que nés, à l’exclusion des autres. Le christianisme ouvre à l’universalité du genre humain, omnes gentes, l’héritage de l’Alliance, réservé par le texte, dès lors appelé Ancien Testament, à un peuple singulier. Que l’on ne devienne juif que par sa mère, clôt en effet l’Alliance sur le peuple élu. Ouvert par l’archange Gabriel, le Nouveau Testament ouvre ce legs à chacun. Il substitue donc l’inclusion à l’exclusion. L’écriture de l’ère moderne teste pour tous les hommes de toutes les nations, universellement. La bifurcation chrétienne commence en ce point.
Comment cela peut-il se faire ? Par l’adoption. Tous les hommes peuvent, s’ils le veulent, devenir fils adoptifs de Dieu et les exemples précédents, nombreux, que la théologie chrétienne leur donne témoignent tous de la déconstruction, par la dilection adoptive, des relations, biologiques, charnelles et sanguines de la famille.
« Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » dit Jésus à sa mère aux noces de Cana (Jean, 2,4). « Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. Qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi » ajoute-t-il dans Matthieu, 10,37. A-t-il jamais prononcé de paroles plus claires ?
Structure élémentaire de la parenté chrétienne
Pour le christianisme, la dilection adoptive joue le rôle d’unique structure élémentaire de la parenté. L’amour choisi et libre devient le seul atome de relation. D’où l’éclatement des relations familiales et tribales et le caractère universel et rationnel de la nouvelle relation sous les apparences de l’étrangeté.
Les structures élémentaires ordinaires définissent les cultures locales ; leur déconstruction, la possibilité du choix, l’introduction de la liberté dans la nécessité du sang, ouvrent, pour la première fois l’humanité à un universel. Ladite étrangeté devient la condition rationnelle de cet universel.
La mort sanglante par violence et la famille de sang ouvrirent, jadis, les deux grandes fabriques des mythes antiques : la Passion et la Résurrection de Jésus-Christ ferment la première et la Sainte Famille détruit, de fond en comble, la seconde. Il s’agit d’inventer des structures nulles, libres ou formelles de la parenté : ainsi le christianisme déconstruit la condition même des mythes. À supposer que les liens de sang produisent des névroses, voici donc la saine famille.
Retour au dit de Gabriel : ni nature ni culture
L’unique structure adoptive de la parenté délivre celle-ci de la fatalité, physique et biologique, des corps et du sang, autrement dit de la nécessité naturelle. Mais, elle ne devient pas, pour autant, culturelle, puisque le choix, libre, du lien parental ne dépend ni des langues ni des lois conventionnelles d’une société donnée ; nul n’empêche, en effet, de choisir un père, une sœur ou un frère en d’autres collectifs, éloignés. Qui ne voit que tout racisme se trouve éradiqué par cette déconstruction radicale des structures de la parenté fondées uniquement sur les liens de sang ?
Or l’envoyé du Seigneur annonce à Marie qu’elle conçoit du Saint-Esprit. Cela signifie que cet engendrement, ni naturel, ni culturel, est spirituel. Que signifie ce dernier terme ? La somme des deux autres ou de leur négation : l’addition du surnaturel, et, quoique nul n’use de ce mot, du sur-culturel. Ni naturel ni culturel : surnaturel et, par-là, universel. Voilà comment le christianisme reconstruit le symbolique. L’universalité de l’Esprit prend sa source en cette somme de deux négations.
Transmission
L’Annonce faite à Marie signifie qu’à partir de l’intervalle entre le 25 mars et le 25 décembre de cette année-là, l’histoire ne se compte plus selon la généalogie : hors le sang, on peut la dire universelle. L’un des Évangiles commence par la généalogie du Christ (Matthieu, 1, 1 à 16), par la description séquentielle de l’arbre de Jessé, alors que, sur la croix, Jésus mourant transmet, non la vie par le sang, mais justement cette élection. Avant sa souffrance et sa mort, le peuple assemblé l’avait déjà distingué de Barabbas dont le nom signifie le Fils du Père.
Et ses derniers mots, en effet, s’adressent à Marie, sa mère : « Femme, voilà ton fils » et à Jean, son disciple préféré : « Voici ta mère » (Jean, 19,25). Au moment d’expirer, celui que tout le monde a distingué du Fils du Père transmet à son disciple bien-aimé, en répétant le Nouveau Testament, le lien adoptif.
Voilà, en précision, la source même d’une époque, source où les historiens ne puisent pas, lorsqu’ils cherchent l’origine de la décision pontificale « d’ébranler la famille » par le célibat des prêtres, et de faire un État de l’Église. C’était déjà fait.
Intermède sacramentel
Au contraire des six autres, dont l’Eucharistie, qui suppose la Consécration, donc l’Ordre et la Prêtrise, l’Église définit le mariage comme un sacrement que s’administrent l’un à l’autre les deux époux, considérés comme les ministres de ce geste. Le prêtre qui les bénit joue un rôle, décisif certes, mais marginal, de témoin.
Parallèle avec le choix adoptif par amour : que faut-il penser au sujet de la liberté de quiconque de donner à celui ou à celle qu’il ou qu’elle aime ledit sacrement ?
Le récent culte marial
Quoique vous disiez du mariage et de la relation adoptive, vous ne pouvez pas faire, me dit-on, que Joseph ne soit pas de sexe masculin et Marie féminine.
Réponse. La réunion des évêques, qui forme, tout justement, une société unisexe, d’hommes et d’hommes seuls, non fondée sur la famille « naturelle », puisque les participants, tous célibataires, n’y ont pas d’enfants et s’y appellent parfois « mon père », « mon fils » ou « mon frère », cette réunion, dis-je, se tient généralement à Lourdes, lieu où, voici plus d’un siècle, Marie elle-même apparut et dit : « Je suis l’Immaculée Conception. »
Injuste en politique ou en droit, odieuse dans les entreprises et les métiers, souvent violente dans la vie familiale et privée, toujours ridicule et sotte culturellement, la pression des hommes, je veux dire des mâles, sur les femmes se ressent jusques aux cieux. Dérobant, sans aucune apparence de raison ni la moindre vergogne, la fonction génitrice des mères, des dieux ou héros masculins donnent naissance à des divinités femelles : Jupiter, par exemple, accouche d’Athéna par la cuisse… et Adam d’Ève par la côte… Inversement, l’histoire des religions, je crois pouvoir le dire, ne connaissait pas, jusqu’à récemment, de généalogie féminine exclusive.
La triade féminine
Que se passa-t-il à Lourdes ? La Vierge y apparut et déclara, en patois bigourdan, à Bernadette Soubirous, petite bergère devant elle à genoux : « Je suis l’Immaculée Conception. » Cette phrase signifie que sa mère, Anne, la conçut, elle, Marie, exempte du péché originel. Le Protévangile apocryphe de Jacques dit, de plus, qu’Anne et Joachim ne pouvaient avoir d’enfant. Cet événement miraculeux n’a proprement rien à voir avec celui par lequel Marie elle-même conçut Jésus et accoucha de lui en demeurant vierge ; sans œuvre de chair, sans Joseph. La théologie catholique sépare, en effet, avec soin, l’idée traditionnelle de la Conception Virginale du Verbe, célébrée dès les premiers temps du christianisme, du dogme nouveau, énoncé en 1854, et non sans quelque remous, de l’Immaculée Conception. Ici donc, Marie ne parle pas de son fils, mais d’elle et d’Anne, sa mère.
Du coup, à Lourdes, en 1858, année proche de celle où ce dernier dogme fut promulgué, une procession, éclatante et nouvelle, de femmes, oui, de femmes seules, illumina la grotte, à Massabielle, à maintes reprises : Anne, absente, évoquée ; sa fille Marie, apparue et diserte ; Bernadette enfin, présente et silencieuse.
Cette triade enchaîne une pure généalogie, impeccable pour le premier chaînon, d’Anne à Marie, et spirituelle, dans le second, de la Vierge à Bernadette.
Le Mystère de la Trinité
Avec exactitude, cette suite magnifique rééquilibre le machisme des mythes, antiques et faux, évoqués plus haut, et le mystère chrétien de l’engendrement divin. Voilà, en effet, pour la première fois, une Trinité féminine face à la Trinité canonique où, sans l’intervention d’aucune femme, sans la fécondité de quelque matrice, la filiation a lieu, entre hommes, oui, entre hommes seuls, de Dieu le Père à Dieu le Fils ; seul y intervient l’Esprit.
L’absence des mâles : moins de Joachim, plus tard pas de Joseph, la pureté de la Vierge, la maternité spirituelle… corrigent, ici, compensent, remboursent… l’improbable absence de femmes, là. Aussi incroyables soient-elles, l’immaculée conception et la virginité maternelle conquièrent une force grandiose, celle de rééquilibrer cette masculine Trinité, aussi incroyable qu’elles. Belle équivalence dans le spirituel.
Splendide et inattendue balance de justice ! Invétérés machistes, nous nous attendions si peu à une telle symétrie qu’elle en resta longtemps illisible ; mieux, aussi invisible que l’apparition ! Nous y voyions ou non des épiphanies, nous y croyions ou non, peu importe, mais n’hésitions-nous point à en lire le sens humain et, j’ose à peine le dire, biologique et spirituel ? Notre machisme en oblitérait la lecture éblouissante.
Les raisonneurs ont beau rire des miracles douteux et des superstitions qui fleurissent, avec la pitié pour les malades, autour de la grotte, reste que le peuple, plus intuitif que les doctes, fit, fait, sans doute fera un succès mondial et durable à ces apparitions pour une raison évidente : par une réinjection équitable du féminin, ce rééquilibrage d’un système symbolique de parenté, attendu depuis l’aurore des temps, marque le début d’une culture moins violente, moins odieuse, plus apaisée, rarement réalisée encore, même parmi nous, dans nos entreprises et nos assemblées.
Réunion de prêtres célibataires, ici ; Trinité mâle, au Très-Haut ; Triade féminine, en la grotte voisine. Unisexe partout.
Voilà, miraculeusement préparée depuis deux mille ans dans le texte évangélique, instruite depuis mille par l’Église, sa tradition et sa théologie, redite par la Vierge voici plus d’un siècle, reprise enfin aujourd’hui, une décision, toute de piété, que la religion oppose à l’anthropologie, c’est-à-dire justement au fondement des sociétés archaïques.
Voilà le début d’une histoire juste, d’un monde nouveau, de collectifs enfin équitables envers nos compagnes et nos frères homosexuels. Voici deux mille ans déjà, cette histoire, en effet, commença.
Elle se nomme Bonne Nouvelle.
Nous n’y pouvons rien. L’Église engendra la société moderne et cette modernité perpétue, souvent sans le savoir, les données du christianisme.
Michel Serres
Père de quatre enfants, grand père de onze, arrière
grand-père de six, a fêté le soixantième anniversaire
de son mariage en septembre
© Revue Études – 2013
Commentaire des lectures du dimanche
« Je ne vous laisserai pas orphelins » (Jn 14,18).
La mission de Jésus, culminant dans le don de l’Esprit Saint, avait ce but essentiel : rétablir notre relation avec le Père, abîmée par le péché ; nous arracher à la condition d’orphelins et nous rendre celle de fils.
L’apôtre Paul, écrivant aux chrétiens de Rome, dit : « Tous ceux qui se laissent conduire par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu. Vous n’avez pas reçu un esprit qui fait de vous des esclaves et vous ramène à la peur ; mais vous avez reçu un Esprit qui fait de vous des fils ; et c’est en lui que nous crions “Abba ! ”, c’est-à-dire : Père ! » (Rm 8,14-15). Voilà la relation renouée : la paternité de Dieu se rétablit en nous grâce à l’œuvre rédemptrice du Christ et au don de l’Esprit Saint.
L’Esprit est donné par le Père et nous conduit au Père. Toute l’œuvre du salut est une œuvre de ré-génération, dans laquelle la paternité de Dieu, au moyen du don du Fils et de l’Esprit, nous libère de l’état d’orphelins dans lequel nous sommes tombés. À notre époque aussi nous rencontrons différents signes de notre condition d’orphelins : cette solitude intérieure que nous éprouvons même au milieu de la foule et qui parfois peut devenir tristesse existentielle ; cette prétendue autonomie par rapport à Dieu qui s’accompagne d’une certaine nostalgie de sa proximité ; cet analphabétisme spirituel diffus à cause duquel nous nous retrouvons dans l’incapacité de prier ; cette difficulté à percevoir comme vraie et réelle la vie éternelle, comme plénitude de communion qui germe ici-bas et s’épanouit au-delà de la mort ; cette difficulté pour reconnaître l’autre comme frère, en tant que fils du même Père ; et d’autres signes semblables.
À tout cela s’oppose la condition de fils, qui est notre vocation originaire, elle est ce pour quoi nous sommes faits, notre plus profond ADN, mais qui a été abimé et qui, pour être restauré, a demandé le sacrifice du Fils Unique. Du don immense d’amour qu’est la mort de Jésus sur la croix, a jailli pour toute l’humanité, comme une immense cascade de grâce, l’effusion de l’Esprit saint. Celui qui s’immerge avec foi dans ce mystère de régénération renaît à la plénitude de la vie filiale.
« Je ne vous laisserai pas orphelins ». Aujourd’hui, fête de Pentecôte, ces paroles de Jésus nous font penser aussi à la présence maternelle de Marie au Cénacle. La Mère de Jésus est au milieu de la communauté des disciples rassemblés en prière : elle est mémoire vivante du Fils et invocation vivante de l’Esprit Saint. Elle est la Mère de l’Église. À son intercession nous confions de manière particulière tous les chrétiens et les communautés qui en ce moment ont le plus besoin de la force de l’Esprit Paraclet, Défenseur et Consolateur, Esprit de vérité, de liberté et de paix.
L’Esprit, comme affirme encore saint Paul, fait que nous appartenons au Christ. « Celui qui n’a pas l’Esprit du Christ ne lui appartient pas » (Rm 8,9). Et en consolidant notre relation d’appartenance au Seigneur Jésus, l’Esprit nous fait entrer dans une nouvelle dynamique de fraternité. Par le Frère universel qui est Jésus, nous pouvons nous mettre en relation avec les autres d’une manière nouvelle, non plus comme des orphelins, mais comme des fils du même Père, bon et miséricordieux. Et cela change tout ! Nous pouvons nous regarder comme des frères, et nos différences ne font que multiplier la joie et l’émerveillement d’appartenir à cette unique paternité et fraternité.
© Libreria Editice Vaticana – 2016