Pko 04.11.2018

Eglise cath papeete 1Bulletin gratuit de liaison de la communauté de la Cathédrale de Papeete n°55/2018

Dimanche 4 novembre 2018 – 31ème Dimanche du Temps ordinaire – Année B

Humeurs…

Indignez-vous !

Sommes-nous encore capables d’indignation ? Oui lorsqu’il s’agit d’une personne à la rue agressive ou d’un gars des quartiers pauvres allant voler maison ou voiture…

Mais face aux injustices criantes d’une société régie par la loi du plus fort qui écrase l’autre… aucune indignation !

Comment ne pas s’indigner lorsqu’il nous est annoncé que certains vont débourser 120 millions pour passer une semaine de vacances… dans l’une de nos îles alors que 50% de notre population vit avec moins de 100 000 xfp par mois !1

La richesse n’est pas une tare ni un péché… mais elle le devient lorsqu’elle s’étale de façon ostentatoire et méprise ainsi les petits…

Une ostentation qui malheureusement n’est plus seulement extérieure au pays… mais que nous retrouvons en Polynésie aussi… et pas seulement aux travers des « étrangers ». Personne ne peut justifier d’une richesse extrême lorsqu’elle se vit aux détriments des plus petits…

Nous nous indignons pour le petit qui vole 1 000 xfp et nous n’avons rien à dire face à l’ignominie de l’extrême richesse ?

Si nous perdons notre capacité d’indignation… alors l’Évangile s’éloigne de nous ! Chrétiens…indignons-nous !

« Il y a toujours de la sueur de pauvre dans l’argent des riches. »

Eugène Cloutier

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1 Il faudrait 100 ans pour qu’une famille qui vit avec moins de 100 000 xfp puisse gagner 120 millions !!!

Laissez-moi vous dire…

Mois de novembre : mois des commémorations

La violence au quotidien et réparations

Nous allons commémorer le centenaire de l’armistice de 1918. Que peut apporter une telle commémoration ? Chez nous, 1 186 jeunes Tahitiens - ceux qui sont devenus « les Poilus Tahitiens » - ont été enrôlés sur les champs de bataille de France mais aussi d’Orient. Leur histoire vient d’être relatée dans un livre bien documenté écrit par Jean-Christophe Shigetomi : « Poilus tahitiens, les Établissements français d'Océanie dans la Grande Guerre », publié par Api Tahiti.

Faire mémoire a toujours été un devoir dans tous les pays et toutes les familles.

La guerre 14-18, « la Grande », « la Der des Der », a touché des millions de familles. Le Nord de la France a été lourdement frappé. Pour ne citer qu’un exemple, la ville de Reims a été détruite à 80%, sa cathédrale - devenue symbole du martyre subi par les populations - était un enjeu stratégique et psychologique pour les allemands qui l’ont pilonnée de 350 obus !

En revoyant les images de ces villes incendiées, détruites avec acharnement. En visitant des sites comme Verdun, le chemin des dames… on ne peut s’empêcher de penser aux hommes, femmes, enfants marqués à jamais dans leur chair et leur lignée. D’autres images plus horribles, d’autres conflits plus barbares viennent se superposer… Faut-il que nos jeunes générations les voient ? Oui à 100%, car la plupart des jeunes sont imprégnés d’images violentes : reportages sur les champs de bataille actuels, jeux électroniques, films d’horreur, video-live de combats de rue (et récemment dans un temple de Moorea !)…

Prenons l’exemple des accidents de la route. Longtemps on se contentait de slogans du type : « si tu bois conduis pas » … Plusieurs pays anglo-saxons ont pris le parti de diffuser des images chocs et dures montrant les victimes et annonçant des sanctions lourdes… Les effets ont été quasi immédiats : baisse rapide des accidents mortels.

La violence aux USA, la violence dans les écoles… sont autant de sujets d’actualité qui nous interpellent. Récemment je rencontrais un ancien élève victime de violence gratuite dans les rues de Paris alors qu’il tentait avec d’autres adultes de s’interposer pour protéger un couple agressé. La tentation est grande de répondre à la violence par la violence… La France, haut-lieu de la fraternité, ne fait-elle pas partie des cinq plus grandes nations vendeuses d’armes conventionnelles ?

La résistance des non-violents est difficile. Pourtant nous avons des exemples marquants de dépôts d’armes : les combattants de l’IRA en Irlande du nord (2005) ; ceux de l’ETA au pays basque (2011)…

Ensuite il faut songer aux réconciliations et aux réparations. Souvenons-nous : il a fallu attendre juillet 1962 pour voir – enfin - la réconciliation franco-allemande. Quant aux réparations, elles dépendent du bon vouloir des adversaires réconciliés et de leurs alliés respectifs.

Il en va de même dans nos communautés, nos familles. Que de peines, de souffrances, de blessures pourrait-on s’épargner si l’on décrétait de ne jamais recourir à la violence [les magistrats auraient moins de travail et la justice serait plus rapide] ! Les Églises et les personnes de bonne volonté ont encore du pain sur la planche pour y parvenir…

Dominique Soupé

Question : comment développer un esprit « non-violent » chez nos enfants et petits-enfants ?

© Cathédrale de Papeete - 2018

En marge de l’actualité…

Tous Saints

Ce Jeudi 1er Novembre, l’Église nous invite à célébrer la Toussaint, la fête de tous les saints, ceux et celles qui constituent cette foule innombrable, cette nuée de témoins, qui ont cherché à vivre en amis du Seigneur Jésus par la pratique de l’Évangile. Il est dommage que cette fête de tous les saints soit souvent éclipsée par la commémoration des fidèles défunts qui se célèbre le lendemain, 2 Novembre. Il est également regrettable qu’Halloween et son cortège commercial vienne capter l’attention de ceux qui croient en Dieu pour les entrainer sur de fausses pistes qui éloignent de ce que nous révèle la foi Chrétienne en matière de vie, de mort et d’éternité.

Il importe donc de bien comprendre le sens de cette fête de Toussaint. Dans son exhortation apostolique « La joie et l’allégresse » parue cette année, le Pape François nous dit que la sainteté n’est pas que l’affaire de ceux dont les noms figurent sur les calendriers liturgiques : « J’aime voir la sainteté dans le patient peuple de Dieu : chez ces parents qui éduquent avec tant d’amour leurs enfants, chez ces hommes et ces femmes qui travaillent pour apporter le pain à la maison, chez les malades, chez les religieuses âgées qui continuent de sourire. Dans cette constance à aller de l’avant chaque jour, je vois la sainteté de l’Église militante. C’est cela, souvent, la sainteté “de la porte d’à côté”, de ceux qui vivent proches de nous et sont un reflet de la présence de Dieu ». Célébrer ceux et celles qui ont essayé, malgré leurs faiblesses, de vivre les Béatitudes, nous permet de nous souvenir que « nous sommes entourés, conduits et guidés par les amis de Dieu… » selon les paroles du Pape Benoit XVI dans une homélie de 2005. Il ajoute : « Je ne dois pas porter seul ce que, en réalité je ne pourrai jamais porter seul. La troupe des saints de Dieu me protège, me soutient et me porte ». C’est cette communion avec les saints que nous exprimons dans le « Je crois en Dieu » lorsque nous disons : « Je crois à la communion des Saints ». Dans nos faiblesses, nos difficultés, nos doutes, il n’est peut-être pas inutile de se le rappeler !

Dans sa constitution « Lumen Gentium » au § 11, le Concile Vatican II rappelait que « tous ceux qui croient au Christ, quels que soient leur condition et leur état de vie, sont appelés par Dieu, chacun dans sa route, à une sainteté dont la perfection est celle même du Père ». Si nous en sommes encore loin, le Pape François nous invite à ne pas nous décourager ou à baisser les bras : « Il ne faut pas se décourager quand on contemple des modèles de sainteté qui semblent inaccessibles. Il y a des témoins qui sont utiles pour nous encourager et pour nous motiver » (« La joie et l’allégresse » §11). Il ne s’agit pas pour nous de copier, de partir tous à Calcutta avec Mère Teresa ou à Molokaï avec le Père Damien, apôtre des lépreux… Il s’agit de trouver notre propre façon de suivre le Christ et de vivre les béatitudes là où le Seigneur nous a plantés, avec les dons qu’il a enfouis dans notre cœur, chacun selon son état de vie. Le Pape François précise : « Ce qui importe est que chaque croyant discerne son propre chemin et mette en lumière le meilleur de lui-même… et qu’il ne s’épuise pas en cherchant à imiter quelque chose qui n’a pas été pensé pour lui. Nous sommes tous appelés à être des témoins, mais il y a de nombreuses formes de témoignage » (« La joie et l’allégresse » §11)

Alors, puisse cette fête de Toussaint être notre fête, la fête de tous ceux qui croient que suivre le Christ et vivre l’Évangile dans la vie quotidienne est possible et que ça vaut le coup d’essayer, à condition de croire que le Christ et la multitude de ceux qui ont essayé avant nous sont à nos côtés pour nous y aider. Bonne fête de Tous Saints à vous !

+ Monseigneur Jean Pierre COTTANCEAU

© Archidiocèse de Papeete – 2018

Audience générale

Dieu nous exhorte à un amour fidèle

Lors de l’audience générale de ce mercredi, tenue sur la Place Saint-Pierre, le Pape François a poursuivi sa réflexion sur le sixième commandement, « Tu ne commettras pas l’adultère », en mettant en évidence le fait que « l’amour fidèle du Christ est la lumière pour vivre la beauté de l’affectivité humaine ».

Chers frères et sœurs, bonjour !

Aujourd’hui, je voudrais compléter la catéchèse sur la sixième Parole du Décalogue : « Tu ne commettras pas d’adultère », en soulignant que l’amour fidèle du Christ est la lumière pour vivre la beauté de l’affectivité humaine. En effet, notre dimension affective est un appel à l’amour qui se manifeste dans la fidélité, dans l’accueil est dans la miséricorde. C’est très important. Comment se manifeste l’amour ? Dans la fidélité, dans l’accueil et dans la miséricorde.

Mais il ne faut pas oublier que ce commandement se réfère explicitement à la fidélité matrimoniale et il est donc bien de réfléchir plus à fond sur sa signification sponsale. Ce passage de l’Écriture, ce passage de la Lettre de saint Paul est révolutionnaire ! Penser, avec l’anthropologie de cette époque, et dire que le mari doit aimer sa femme comme le Christ aime l’Église : mais c’est une révolution ! C’est peut-être, à cette époque, la chose la plus révolutionnaire qui ait été dite sur le mariage. Toujours sur la voie de l’amour. Nous pouvons nous demander : ce commandement de la fidélité, à qui est-il destiné ? Seulement aux époux ? En réalité, ce commandement est pour tout le monde, c’est une parole paternelle de Dieu adressée à tous les hommes et à toutes les femmes.

Souvenons-nous que le chemin de la maturité humaine est le parcours même de l’amour qui va de recevoir des soins à la capacité d’offrir des soins, de recevoir la vie à la capacité de donner la vie. Devenir des hommes et des femmes adultes veut dire arriver à vivre l’attitude sponsale et parentale, qui se manifeste dans les différentes situations de la vie comme la capacité de prendre sur soi le poids de quelqu’un d’autre et de l’aimer sans ambiguïté. C’est par conséquent une attitude globale de la personne qui sait assumer la réalité et qui sait entrer dans une relation profonde avec les autres.

Qui est donc l’adultère, celui qui vit dans la luxure, l’infidèle ? C’est une personne immature qui garde sa vie pour elle-même et interprète les situations sur la base de son propre bien-être et de sa propre satisfaction. Par conséquent, pour se marier, il ne suffit pas de célébrer le mariage ! Il faut faire un chemin du ‘je’ au ‘nous’, de penser tout seul à penser à deux, de vivre tout seul à vivre à deux : c’est un beau chemin, un beau chemin. Quand nous arrivons à nous décentrer, alors tout acte est sponsal : nous travaillons, nous parlons, nous décidons, nous rencontrons les autres avec une attitude accueillante et oblative.

En ce sens, toute vocation chrétienne – maintenant nous pouvons élargir un peu la perspective et dire que toute vocation chrétienne, en ce sens, est sponsale. Le sacerdoce l’est parce que c’est l’appel, dans le Christ et dans l’Église, à servir la communauté avec toute l’affection, le soin concret et la sagesse que donne le Seigneur. L’Église n’a pas besoin d’aspirants au rôle de prêtre – non, cela ne sert à rien, il vaut mieux qu’ils restent chez eux – mais elle a besoin d’hommes dont le cœur est touché par l’Esprit Saint dans un amour sans réserve pour l’Épouse du Christ. Dans le sacerdoce, on aime le peuple de Dieu avec toute la paternité, la tendresse et la force d’un époux et d’un père. Et de même la virginité consacrée dans le Christ se vit avec fidélité et avec joie comme une relation sponsale et féconde de maternité et de paternité.

Je répète : toute vocation chrétienne est sponsale, parce qu’elle est le fruit du lien d’amour où nous sommes tous régénérés, le lien d’amour avec le Christ, comme nous l’a rappelé le passage de saint Paul lu au début. À partir de sa fidélité, de sa tendresse, de sa générosité, nous regardons avec foi le mariage et toutes les vocations, et nous comprenons le sens plénier de la sexualité.

La créature humaine, dans son indissoluble unité d’esprit et de corps, et dans sa polarité masculine et féminine, est une réalité très bonne, destinée à aimer et à être aimée. Le corps humain n’est pas un instrument de plaisir, mais le lieu de notre appel à l’amour, et dans l’amour authentique il n’y a pas de place pour la luxure ni pour la superficialité. Les hommes et les femmes méritent plus que cela !

La Parole « Tu ne commettras pas d’adultère », même sous une forme négative, nous oriente à notre appel originel, c’est-à-dire à l’amour sponsal plein et fidèle, que Jésus-Christ nous a révélé et donné (cf. Rm 12,1).

© Libreria Editrice Vaticana – 2018

Livre

François : la sagesse du temps

Dans le nouveau libre du père Antonio Spadaro, la réalité des personnes âgées et leur rôle vis-à-vis de l'avenir de la jeune génération se dessinent d'une manière sans précédent. Dans la préface signée par le Pape, figure la tâche que François confie à l'un et à l'autre avec une invitation à la mémoire, au courage et à une saine utopie

Préface du pape François

Une nouvelle étreinte

L’alliance entre les jeunes et les personnes âgées,

selon le pape François

J’ai un très beau souvenir. Lorsque je suis allé aux Philippines, les gens me saluaient en m’appelant : Lolo Kiko ! « Grand-père François » ! Ils criaient : « Lolo Kiko » ! J’étais vraiment content de voir qu’ils me sentaient proches d’eux comme un grand-père.

Notre société a privé les grands-parents de leur voix. Nous leur avons enlevé l’espace et l’occasion de nous raconter leurs expériences, leurs histoires, leur vie. Nous les avons mis de côté et nous avons perdu le bien de leur sagesse. Nous voulons nous débarrasser de notre peur de la faiblesse et de la vulnérabilité, mais ce faisant nous augmentons chez les personnes âgées l’angoisse d’être mal supportés et abandonnés. Au contraire, nous devons réveiller le sens civil de la gratitude, de l’appréciation, de l’hospitalité, capable de faire sentir à la personne âgée qu’elle est une partie vivante de sa communauté. En mettant à part les grands-parents, nous écartons la possibilité d’entrer en contact avec le secret qui leur a permis d’aller de l’avant, de se faire un chemin dans l’aventure de la vie. Et ainsi, nous manquons de modèles, de témoignages vécus. Nous sommes perdus. Nous nous sommes privés du témoignage de personnes qui non seulement ont persévéré dans le temps, mais qui conservent dans leur cœur la gratitude pour tout ce qu’elles ont vécu.

Et d’autre part, comme est triste le cynisme d’une personne âgée qui a perdu le sens de son témoignage, qui méprise les jeunes, qui se plaint toujours. De cette façon, sa sagesse de vie ne se transmet plus, elle devient une nostalgie stérile.

Comme est beau au contraire l’encouragement que la personne âgée parvient à communiquer à une jeune fille ou à un jeune homme à la recherche du sens de la vie. C’est cela, la mission des grands-parents. Une véritable vocation, comme l’attestent, par exemple, ces exhortations du livre du Siracide : « Ne fuis pas la conversation des vieillards – eux-mêmes ont appris de leurs pères – car auprès d’eux tu acquerras l’intelligence et l’art de répondre en temps voulu » (8,9). Les personnes âgées sont la réserve de sagesse de notre société. L’attention aux personnes âgées est ce qui distingue une civilisation.

Les paroles des grands-parents ont quelque chose de particulier pour les jeunes. La foi aussi se transmet ainsi, à travers le témoignage des personnes âgées qui en ont fait le levain de leur vie. Je le sais d’expérience personnelle. Aujourd’hui encore, j’ai toujours avec moi, dans mon bréviaire, les paroles que ma grand-mère Rosa m’a laissées par écrit le jour de mon ordination sacerdotale ; je les lis souvent et cela me fait du bien.

Depuis quelque temps, j’ai une pensée dans le cœur. Je sens que c’est ce que le Seigneur veut que je dise : qu’il y ait une alliance entre les jeunes et les personnes âgées. C’est l’heure où les grands-parents doivent rêver, pour que les jeunes puissent avoir des visions. J’en ai eu la certitude en méditant le livre du prophète Joël, où il est dit : « Alors, après cela, je répandrai mon esprit sur tout être de chair, vos fils et vos filles prophétiseront, vos anciens seront instruits par des songes, et vos jeunes gens par des visions » (3,1).

Qu’est-ce que cela signifie ? Seulement que si nos grands-parents ont le courage de rêver et nos jeunes de prophétiser de grandes choses, notre société ira de l’avant. Si nous voulons des « visions » pour l’avenir, laissons nos grands-parents nous raconter, qu’ils partagent leurs rêves. Nous avons besoin de grands-parents qui rêvent ! Ce sont eux qui pourront inspirer les jeunes à courir de l’avant avec la créativité de la prophétie. Les personnes âgées et les jeunes marchent donc ensemble et ont besoin les uns des autres.

Quand Jésus est amené au Temple, il est accueilli par deux personnes âgées, qui avaient raconté leurs rêves : Siméon avait « rêvé » et l’Esprit lui avait promis qu’il verrait le Seigneur. Siméon et Anne attendaient la venue de Dieu tous les jours, avec une grande fidélité, depuis de nombreuses années. Ils voulaient voir ce jour : cette attente constante – malgré, peut-être la fatigue et la frustration – continuait d’occuper toute leur vie. Et voilà : quand Marie et Joseph arrivèrent au temple pour accomplir la loi, Siméon et Anne se mirent à danser et ils se déplacèrent animés par l’Esprit-Saint. Ils reconnurent l’enfant et découvrirent une force intérieure nouvelle qui leur permit de rendre témoignage. Siméon devint poète et entonna son Cantique. Anne devint la première prédicatrice de Jésus, parlant de l’enfant à ceux qui attendaient la rédemption de Jérusalem.

Le manque de grands-parents capables d’être comme Siméon et Anne, en revanche, ne permet pas aux nouvelles générations d’avoir des visions. Et ainsi, ils restent sans bouger. Sans les rêves des personnes âgées, les projets des jeunes n’ont ni racines ni sagesse, aujourd’hui plus que jamais, alors que l’avenir engendre angoisse, insécurité, méfiance et peur. Seul le témoignage des personnes âgées les aidera à lever les yeux vers l’horizon et vers le haut, pour apercevoir les étoiles. Savoir seulement qu’il a été possible de se battre pour quelque chose qui en valait la peine, aidera les jeunes à affronter l’avenir.

Qu’est-ce que je demande aux personnes âgées, que je définis, avec une expression qui n’existe pas, les « personnes qui ont la mémoire de l’histoire » ? Nous, grands-pères et grands-mères, nous devons former un chœur. Je nous vois, nous les anciens, comme un chœur permanent d’un grand sanctuaire spirituel, où la prière de supplication et le chant de louange soutiennent la communauté qui travaille et qui lutte sur le « terrain » de la vie.

Mais je leur demande aussi d’agir. D’avoir le courage de s’opposer de toutes les manières possibles à la « culture du déchet » qui nous est imposée au niveau mondial.

Il y a quelque chose de vil dans cette accoutumance à la culture du rejet. C’est justement quand nous devenons âgés que nous faisons l’expérience des lacunes d’une société programmée selon le paramètre de l’efficacité. Nous, personnes âgées, nous pouvons remercier le Seigneur pour tous les bienfaits reçus et remplir le vide de l’ingratitude qui nous entoure. Et aussi : nous ne pouvons pas donner de dignité à la mémoire et aux sacrifices du passé. Nous pouvons rappeler aux jeunes d’aujourd’hui, qui se sentent les héros du présent, pleins d’ambitions et d’insécurités, qu’une vie sans amour est une vie aride. Nous pouvons dire aux jeunes craintifs que l’angoisse de l’avenir peut être vaincue. Nous pouvons enseigner aux jeunes trop amoureux d’eux-mêmes qu’il y a plus de joie à donner qu’à recevoir, et que l’amour ne se démontre pas seulement par les mots mais par les actions. C’est clair : nous, les personnes âgées, nous devons aussi nous inventer un peu cette période de la vie, parce que la vieillesse telle qu’elle est vécue aujourd’hui est un phénomène nouveau. Mais cela nous pousse à être créatifs.

Et qu’est-ce que je demande aux jeunes ? J’ai de la peine pour un jeune dont les rêves s’éteignent dans la bureaucratie. C’est comme le jeune homme riche de l’Évangile. Il s’en va tout triste, il est vidé. Je demande donc de l’écoute, de la proximité à l’égard des personnes âgées ; je demande de ne pas envoyer à la retraite leur existence dans un « quiétisme bureaucratique » où les enferment tant de propositions privées d’espérance et d’héroïsme. Je demande que l’on regarde les étoiles, ce sain esprit d’utopie qui pousse à rassembler ses énergies pour un monde meilleur.

Ce livre me plaît beaucoup parce qu’il donne la parole aux personnes qui ont une expérience derrière elles : il les fait parler, il communique leurs expériences. Cela a été beau aussi de contempler les images de leurs visages. J’ai essayé de dialoguer avec certains d’entre eux, comme entre amis. Lire leurs histoires m’a fait du bien. Je confie ce livre aux jeunes pour que, des rêves des personnes âgées, ils tirent leurs visions pour un avenir meilleur. Pour marcher vers l’avenir, il faut le passé, il faut les racines profondes qui aident à vivre le présent et ses défis. Il faut de la mémoire, il faut du courage, il faut une saine utopie.

Voilà ce que je voudrais : un monde qui vive une nouvelle étreinte entre les jeunes et les personnes âgées.

© Zenit.org - 2018

Écologie

La crémation, favorable à l’environnement, vraiment ?

Les Français font de plus en plus le choix de la crémation, avec les encouragements des pouvoirs publics… et des arguments écologiques surprenants à l’appui.

Selon une enquête Ipsos pour la Fondation des Services funéraires de la Ville de Paris, environ 60% des Français optent pour la crémation plutôt que pour l’inhumation. Une demande qui ne cesse de croître. En 1979, l’incinération représentait 1% des obsèques, en 2010, le nombre de crémations bondit à 30% et un Français sur deux souhaitait être incinéré (Ifop-Pompes funèbres). Ils sont désormais largement majoritaires.

Brûler le corps d’une personne défunte est autorisé en France depuis 1889. L’habitude s’est répandue depuis la levée de l’interdit de l’Église catholique en 1963, même si l’Église n’encourage aucunement cette pratique. Les zones où la pratique religieuse demeure plus forte restent attachées à l’inhumation1. Dans un rapport de 2009, le Credoc, le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie confirmait que le choix de la crémation était « beaucoup plus fréquent chez les non-croyants et les non-pratiquants ».

Répondre à la demande

Les collectivités suivent le mouvement. Ne faut-il pas répondre à la demande ? En 2012, le directeur général des Services funéraires de la Ville de Paris, François Michaud-Nérard, auteur d’« Une révolution rituelle, accompagner la crémation » (Éd. de l’Atelier) expliquait à l’agence Sipa que les Français ne veulent pas « peser » sur l’avenir de ceux qui restent. « L’idée se répand, expliquait-il, qu’au-delà de ma mort je ne serai pas une charge. Après les visites à l’hôpital, plus question d’infliger à ma famille des visites au cimetière pour aller fleurir ma tombe. »

Le Credoc relevait pour sa part « une recherche de sens dans le choix des produits, par exemple le respect de l’environnement ». D’après l’enquête Ipsos-Ville de Paris, 40% des Français choisissant la crémation le font avec l’environnement pour principal critère de choix. Pourtant, l’impact écologique de la crémation est suspect. Les polluants rejetés dans l’atmosphère par les crématoriums ne sont pas neutres : dioxyne, monoxyde de carbone, oxydes de soufre, oxydes d’azote, composés organiques volatiles, acide chlorydrique, acide sulfurique… L’Association française d’information funéraire (AFIF) précise que l’empreinte écologique de l’incinération s’élève à 160 kg d’émission de gaz à effet de serre, contre 39 kg pour une inhumation. Mais après cinquante ans, le rapport s’inverserait : une tombe de pleine terre émettrait 10% de CO2 de plus que la crémation.

L’argument écologique

Il est raisonnable de se demander si les autorités publiques ne vont donc pas encourager le recours à la crémation, sans égard pour les recommandations de l’Église catholique, en s’appuyant à la fois sur l’évolution de l’opinion et la pression de l’argument « écologique ».

Alors que la moitié des crématoriums ne respecterait toujours pas les normes environnementales2, le directeur des services funéraires de la Ville de Paris avance que « le coût d’installation de filtres, après une trentaine d’années d’exploitation, revient à seulement 2 euros supplémentaires par crémation ». Pourquoi donc attendre ? Interrogé par le Parisien, François Michaud-Nérard précisait non sans cynisme qu’on pourrait même recycler l’énergie produite au lieu de la laisser se perdre : « Le plus grand crématorium danois permet de chauffer deux écoles, tandis qu’à Paris, celui du Père-Lachaise récupère l’énergie pour chauffer les salles du crématorium. »

Des chiffres opportunément mis en avant ? Pour convaincre les hésitants, rien ne vaut quelques chiffres bien placés. Il y a un an, la Ville de Paris a demandé une Étude environnementale comparative du rite de la crémation et de l’inhumation en Ile-de-France à l’association Durapôle, qui se présente comme « l’unique “cluster de startups greentech” » d’Île-de-France. Que nous apprend cette étude, réalisée en octobre 2017 ? Une inhumation équivaut à 3,6 crémations en termes d’émission de CO2 équivalent. Autrement dit, l’empreinte carbone de l’inhumation est lourde, et il serait préférable d’enterrer les enterrements, au moins en Île-de-France. Les chercheurs de Durapôle ont réussi à chiffrer leurs projections avec des comparaisons irrésistibles : une inhumation équivaut en moyenne à 11% des émissions en carbone d’un Français moyen sur un an (crémation = 3%). Mieux, nous savons désormais qu’une inhumation pèse en empreinte carbone 4 023 km en voiture intermédiaire transportant une personne. Pour une crémation, cela ne représente que 1 124 km ! Si vous accompagnez votre grand-mère pour son dernier voyage en cercueil, c’est comme si celle-ci consommait 260 209 km en train ! Mais si vous passez par la case crématorium, son voyage ne coûtera que 72 677 km en empreinte carbone.

Taxer les enterrements ?

Nous savons donc grâce à la Ville de Paris que les cimetières polluent, et que les enterrements vont finir par tous nous asphyxier. Aujourd’hui, contrairement à ce que beaucoup de personnes pensent, la crémation est plus coûteuse que l’inhumation. En 2017, le prix moyen d’une inhumation en France est de 3 350 € contre 3 609 € pour une crémation (source UFC que choisir). Cela restera-t-il vrai longtemps ? Dans le but de sauver la planète, peut-être verra-t-on les collectivités locales étudier l’opportunité de taxer les enterrements…


[1] Étude réalisée du 30/08 au 07/09 sur 1 000 personnes constituant un échantillon représentatif de la population française âgée de 15 ans et plus. Échantillon interrogé par Internet via le panel d’Ipsos.

[2] L’État a publié un arrêté en février 2010 fixant « les quantités maximales de polluants contenus dans les gaz rejetés à l’atmosphère ».

© Aleteia - 2018

Philosophie

De la défense et de l’illustration de la langue littéraire

Une réflexion proposée par Riccardo PINERI, sur l’évolution de la langue dans notre société moderne et sur son impact dans la gestion de notre liberté.

Dans un de mes derniers cours à l’université de la Polynésie française, je commentai le passage de Flaubert consacré au mariage de Charles et d’Emma Bovary, avec le retour à la ferme du père Rouault du cortège nuptial : « Le cortège, d’abord uni comme une seule écharpe de couleur, qui ondulait dans la campagne, le long de l’étroit sentier serpentant entre les blés verts, s’allongea bientôt et se coupa en groupes différents, qui s’attardaient à causer. Le ménétrier allait en tête, avec son violon empanaché de rubans à la coquille ; les mariés venaient ensuite, les parents, les amis tout au hasard, et les enfants restaient derrière, s’amusant à arracher les clochettes des brins d’avoine, ou à se jouer entre eux, sans qu’on les vît. » Un étudiant, parmi les plus vivaces, eut à son tour ce commentaire : « C’est trop long, la langue est baveuse et le message incompréhensible ». La remarque de l’étudiant de licence en Lettres était significative de l’état des choses du système scolaire d’aujourd’hui, depuis les études primaires jusqu’à l’université, du rejet apeuré de toute maîtrise et finesse de la langue littéraire, considérée comme « langue baveuse ». Dans ce terme, le mépris pour l’usage du langage littéraire, est mis au profit d’une sécheresse de la langue réduite à la production de signes et à l’envoi de messages SMS « ksqcsa ? » qu’est-ce que c’est ça ? « jnsp », je ne sais pas. Comment faire entendre, dans la langue de Flaubert, la présence du rythme, la richesse de la réalité qui s’expriment dans la modulation des présences multiples et leur mise en forme, tel le son du violon qui accompagne le cortège et lui donne sens et présence, à une nouvelle humanité marquée par la langue de communication des réseaux sociaux, messages codés du néo prolétariat urbain mondialisé, par les aboiements assourdissants des « boum-boum » techno qui ne demandent plus que l’oubli et l’adhésion totale au nouvel espéranto des décibels ? Comment montrer que dans les tableaux de Soutine les déformations du paysage répondent à la volonté du peintre de figurer les dislocations de l’histoire européenne de l’entre-deux guerres, la perte du sens de l’habiter, à des étudiants pour qui l’histoire du monde, l’histoire des formes artistiques se réduit désormais aux jeux virtuels électroniques, tout au plus aux jeux télévisuels genre « questions pour un champion » ? L’image dans l’œuvre d’art, roman ou peinture, n’est pas une copie du réel, un « message » préexistant à la mise en forme et aux schémas d’une banalité moralisante et idéologiquement correcte. En même temps que la métaphore de l’écharpe chez Flaubert relève de la réalité dans toute sa justesse, elle manifeste la vérité du monde dans lequel vivent l’artiste, ses valeurs, ses formes de vie. L’image dans l’œuvre d’art vit de ce double mouvement : enracinée dans le réel, elle le révèle pour en montrer le sens. Entre l’esprit et les choses, entre le sensible et l’intelligible, l’art introduit une différence, mais non une séparation.

À partir des années 60, l’école est devenue le terrain de prédilection des mauvais maîtres dont l’enseignement consiste en un mélange de sociologisme tiers-mondiste, de culture postmoderne et de bonne conscience généralisée, imposée comme évidence. La nouvelle école se fonde sur le postulat qu’il n’y a pas de bons ou de mauvais élèves, mais des victimes ou des profiteurs du système scolaire, d’où la logique de l’abaissement du niveau pour que tous les élèves soient sur le même pied d’égalité, porte ouverte à l’industrie du divertissement et de l’abrutissement médiatique qui aboutira, dans les années récentes aux nouveaux enseignements universitaires tels que « théorie et conception d’événements culturels », « signification spirituelle du tatouage » etc. Le mot directeur de l’histoire occidentale avait été celui d’Eschyle dans Agamemnon, 177 « to pathei mathos » : savoir, c’est endurer la souffrance. La figure majeure du changement de paradigme en France, du passage de l’endurance de l’apprentissage au divertissement généralisé, est celle du sociologue Pierre Bourdieu, pour qui l’école est soumise aux inégalités sociales et les reproduit, et il devient ainsi impossible pour un enfant d’origine modeste de se soustraire aux conditionnements de sa classe d’origine, de se doter d’une langue littéraire formatrice de l’esprit. « Le système scolaire enseigne non seulement un langage, mais un rapport au langage qui est solidaire d’un rapport aux choses, un rapport aux êtres, un rapport au monde complètement déréalisé » affirme Bourdieu dans son intervention au Congrès de l’Association française des enseignants de français en octobre 1977. La critique du sociologue à l’école vise sa dimension formatrice, traitée de « rapport déréalisé » c’est-à-dire privée de la dimension de communication et d’information qui sont devenues les déterminations principales du langage de la part de nos contemporains. L’information est considérée comme la forme essentielle de la langue par la rapidité univoque dans la communication et l’économie dans ses procédures. Le jargon « jeune » de la communication et de la technologie qui n’invente pas de nouveaux mots, une grammaire nouvelle, mais qui détruit l’ancienne langue, fait partie d’un nouveau langage qui se prétend plus réaliste que le réel.

George Orwell, écrivain anglais de la première moitié du XXe siècle dans son roman 1984, texte fondamental pour comprendre les mutations du monde qui va suivre, invente le terme de « novlangue ». Langue officielle d’Océania, qui a pris la place de l’ancienne Angleterre dans le roman d’Orwell, la novlangue répond aux exigences idéologiques de l’Angsoc (socialisme anglais) afin d’empêcher toute parole critique et d’inventer une nouvelle langue à venir, efficace, économique en mots et politiquement correcte. Le principe de base qui caractérise la novlangue consiste dans la réduction des mots d’une langue historique, sa reconduction à un ensemble de termes codés où ce qui disparait est le travail de la pensée, l’éveil au sens du monde au profit de l’affectivité et de la communication immédiate. George Orwell, comme Hannah Arendt, a saisi dans ce roman l’essence du totalitarisme que l’Allemagne nazie et la Russie bolchévique développeront à partir des années 30. Orwell vise le danger majeur de la mutation technologique contemporaine, la transformation de la langue naturelle et historique en une langue nouvelle entièrement technicisée. L’idée fondamentale de la novlangue est de supprimer toutes les nuances grammaticales et sémantiques d’une langue afin de ne conserver que des dichotomies qui renforcent le pouvoir dominant, car le discours manichéen permet d'éliminer toute réflexion sur la complexité d'un problème : si tu n'es pas pour, tu es contre, il n'y a pas de milieu. Ce type de raisonnement binaire qui deviendra à partir des années 60 la logique du discours publicitaire, modèle du discours dominant, permet de remplacer les raisonnements par l'affect, et ainsi d'éliminer tout débat, toute discussion, et donc toute potentielle critique de l’existant.

« Restez optimistes » ânonne à chaque fin d’émission la speakerine de la télévision, comme si elle savait bien que l’optimisme n’est vraiment plus de mise dans ce monde où le bonheur pour tous est devenu un mot d’ordre parfaitement mensonger. Nous sommes entrés, depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, dans la genèse d’un monde nouveau, d’un monde daltonien où il devient impossible de différencier le bon et le mauvais, le bien et le mal. Dans le roman d’Orwell, si la langue possède le mot « bon », il est inutile qu’elle ait aussi le mot « mauvais », car cela suppose l'existence de nuances entre ces deux termes. Le concept « mauvais » va être remplacé par le « non bon », ajoutant un préfixe qui marque la négation. En langue anglaise, cela donne : « good », « ungood » et aussi « plusgood » et même « doubleplusgood ». La novlangue se veut l’ensemble des messages clairs et univoques qui prédéterminent le sens de ce qui peut être dit, imposition de vérité plutôt que manifestation de celle-ci.  Ce qui refuse de devenir « message » est considéré comme accessoire inutile, comme « langue baveuse ». Si les formes de vie du monde paysan et populaire sont désormais défuntes, il appartient à l’enseignant de les ressusciter et de les expliquer.

La langue naturelle, c’est-à-dire la langue non technicisée qui devient langue historique cultivée et littéraire dans le temps, associe dans le dire le manifeste et le non-dit, l’information et l’informulé, richesse latente qui conduit à la présence les phénomènes, langue « poétique » qui laisse paraître le présent et l’absent, la réalité dans sa diversité et sa justesse. L’effondrement des langues historiques, dans lesquelles il était impossible de faire une différence entre langue cultivée et langue parlée, langue d’écriture et langue d’échange, voit la fin du pouvoir d’épiphanie de la langue, cette attention aux mots qui disent en révélant la richesse du non-dit, et aux images « écharpes de couleurs » qui montrent véritablement et préservent la richesse de la présence contre l’adhésion mortifère au présent.

Dans un article récent paru dans le n°389 de Tahiti Pacifique, Simone Grand fait remarquer la disparition chez les jeunes générations tahitiennes de l’expression mea ha’ama , « cela fait honte ». « En disparaissant, ce parler singulier semble emporter avec lui une identité singulière, une façon d’être au monde qui se révèle avoir été tendue vers une certaine qualité de relations humaines. Qualité révélant le besoin de chaque locuteur d’être apprécié, estimé par son entourage et par tous. “ça fait honte pa’i” dévoile tout un monde de valeurs et de règles de conduite et d’inconduite tacites et explicites partagées. » Ce n’est pas uniquement la culture tahitienne qui connaît une mutation anthropologique, mais toutes les cultures populaires sont soumises à ce changement de modèle, au passage de la « pudeur » à la logique généralisée de la « fierté ». Se débarrasser de la honte, cela signifie abandonner la partie la plus humaine de l’homme, et la culture n’est pas un bazar de signes publicitaires, elle est fondée sur cette tentative permanente, qui constitue l’âge historique de l’humanité, à dépasser la condition animale, le langage des abeilles et la sexualité en plein écran. Pour Vico, le fondateur de l’anthropologie philosophique, la pudeur c’est « le premier principe de l’humanité », dans le sens de fondement et origine de la condition humaine, effort de la part de l’humanité déchue pour reconquérir son humanité en se dissociant de l’animalité et en donnant au désir sexuel une autre orientation. Avec la religion, la pudeur est pour Vico le lien social par excellence, le terme grec d’aidos (honte) désignant le sentiment de l’honneur, le respect de l’autre, la crainte. La « fierté » est ce qui reste au faible lorsqu’il est privé de toute possession, de toute véritable personnalité.

L’IGNORANCE C’EST LA FORCE, est un des trois slogans de la pensée unique du Parti dans le roman d’Orwell. Tout se passe aujourd’hui comme si la course à l’inhumain était devenue le but de la nouvelle humanité post historique, comme si l’animal était redevenu la tentation de l’humain et la culture un dépassement permanent et banalisé des limites. La « fierté » c’est le maître-mot qui remplace le sentiment de la honte, qui prend valeur de référence pour les minorités qui tendent à conquérir pouvoir et reconnaissance, depuis les communautés gays et lesbiennes, aux féministes aigries et revanchardes, désireuses d’en finir avec la différence des sexes et « l’ordre symbolique », au profit de la prolifération des identités en conflit permanent entre elles. Lors d’une rare discussion sur la littérature avec une collègue, celle-ci m’avait fait remarquer que le roman de Marguerite Duras L’amant péchait par machisme, donnait un rôle démesuré à l’homme par rapport à la femme. La collègue procédait à une surenchère, qui aurait étonné même Marguerite Duras mais sûrement pas les nouvelles Érinyes Christine Angot et Marie Darrieussecq, dans la dénonciation du « sexisme mâle », de la pratique du ressentiment auprès de la population des demi-cultivé-e-s et la réduction de la littérature à un bréviaire de formules idéologiques. Le roman de l’écrivain anglais n’est pas uniquement une critique des régimes totalitaires, mais une anticipation des dérives de la démocratie « universelle », du projet globalisant d’un monde régi par la langue technique orientée sur l’immédiatement utile et l’idéologie de la consommation et du bonheur moralisant imposé à tous. Que l’université devienne la caisse de résonnance de la nouvelle langue, c’est-à-dire de la nouvelle pensée unique grâce à la création de multiples gadgets techniques, qu’elle soit réduite au rôle de dispensatrice de diplômes vides de sens, ne laisse rien présager de bon pour les générations à venir.

© Riccardo PINERI - 2018

Commentaire des lectures du dimanche

Selon la tradition des rabbins, la Loi de Moïse comprenait 613 commandements, dont 365 étaient des interdictions, et 213 des préceptes positifs. L’une des règles d’interprétation avait tendance à situer tous les commandements sur le même plan : « Que le commandement léger te soit aussi cher que le commandement grave ! »

Cela pouvait partir d’une bonne intention, et exprimer un amour de Dieu très attentif ; mais cela pouvait tout aussi bien virer au légalisme pointilleux, et parfois aboutir à une déformation des consciences. Ainsi certains rabbins mettaient-ils sur une même ligne la défense de dénicher des oiseaux et le précepte d’honorer son père et sa mère.

Au temps de Jésus quelques hommes clairvoyants dans leur foi essayaient d’établir une hiérarchie parmi ces multiples obligations de la Loi ; d’où la question de ce spécialiste à Jésus : « Quel commandement est le premier de tous ? »

Jésus répond d’abord en citant Dt 6,5, un beau texte que tous avaient en mémoire, puisque, déjà au temps de Jésus, tous les hommes juifs devaient le réciter au moins deux fois par jour. C’est le texte même de notre première lecture d’aujourd’hui : « Écoute, Israël, le Seigneur, notre Dieu, est le seul. Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ton énergie ».

Il ne faudrait pas ici forcer la distinction entre cœur, âme, et pensée. Pour nous, occidentaux modernes, le cœur sert surtout à aimer ; pour un hébreu, le cœur a sa part aussi dans l’activité intellectuelle : Dieu donne un cœur pour comprendre (Dt 29,3). Pour les juifs du temps de Jésus, le cœur est à la fois conscience et mémoire, intuition et force morale. Dans le cœur résonnent toutes les affections ; mais c’est aussi dans le cœur que les impressions et les idées se changent en décisions et en projets. Et surtout c’est dans le cœur que s’enracinent l’attitude croyante et la fidélité à Dieu. Le cœur, au sens biblique, c’est donc le tout de l’homme intérieur, et le lieu privilégié du risque de la foi.

Ainsi : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur » signifie : « Toute ta personne sera mobilisée pour l’amour de ton Dieu ; tu dois tendre vers Dieu avec le meilleur de toi-même ».

Mais Jésus ajoute aussitôt, en citant cette fois le Lévitique (19,18) : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». C’est le second commandement, toujours inséparable du premier et pourtant toujours distinct. Car l’amour pour autrui ne peut pas remplacer l’amour pour Dieu, pas plus que le prochain ne peut remplacer Dieu.

Mais les deux commandements sont semblables, parce que l’amour du prochain, comme l’amour pour Dieu, doit mobiliser toute la personne et toutes ses forces. On ne peut vraiment s’approcher de Dieu, sans commencer à aimer tout ce que Dieu aime ; et plus on est près de Dieu, plus on se rend proche des autres fils de Dieu. « La charité, c’est tout sur la terre, disait Thérèse de Lisieux, et l’on est sainte dans la mesure où on la pratique ».

« Maître, répond le scribe à Jésus, tu as parfaitement dit que Dieu est l’Unique, et qu’il n’y en a pas d’autre que lui ; l’aimer de tout son cœur, de toute son intelligence et de toute sa force, et aimer le prochain comme soi-même, vaut mieux que tous les holocaustes et tous les sacrifices (d’animaux) ». Et Jésus, voyant qu’il avait répondu avec sagacité, lui dit : « Tu n’es pas loin du Règne de Dieu ».

« Tu n’es pas loin » : c’est à la fois encourageant et décevant. Cela veut dire : « Tu y viens ; mais tu n’y es pas encore ». « Tu n’es pas loin » : c’est à chacun de nous que Jésus s’adresse, puisque nous sommes réunis pour entendre sa parole ».

Tu n’es pas loin, puisque tu cherches la vérité, puisque tu veux la trouver auprès de moi.

Tu n’es pas loin, puisque tu veux donner un sens à ta vie, à ton travail, à tes souffrances, à ton dévouement ; puisque tu veux prendre du recul par rapport au tourbillon de ta vie ; puisque tu veux échapper à l’engrenage de la routine, au mensonge des relations superficielles, à tout ce qui rapetisse ta vie, comme les 613 commandements de la loi que tu t’es faite.

Tu n’es pas loin, si tu as entrevu l’importance de la charité, si tu as compris qu’il faut vouloir concrètement pour ton frère ce que tu veux pour toi : une vie joyeuse, donnée, efficace, la reconnaissance par les autres, et l’amitié de Dieu.

Alors, Seigneur, si je ne suis pas loin, dis-moi, aujourd’hui, ce qui me manque encore pour être tout près de toi.

Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.

Carmel-asso – 2005