Pko 27.08.2017
Bulletin gratuit de liaison de la communauté de la Cathédrale de Papeete n°47/2017
Dimanche 27 août 2017 – 21ème Dimanche du Temps ordinaire – Année A
Misère humaine… dans une société déshumanisée !
Une petite expérience de la semaine ! Il est 14h, une personne dans la cinquantaine arrive au bureau : « Bonjour Père, tu me reconnais ? » - « Ton visage ne m’est pas inconnu… mais je ne sais plus où nous nous sommes vu ! » - « Père, c’est moi qui t’ai menti en te donnant mon nom lors de la distribution des repas du mardi soir !… Voilà mon vrai nom est… pardonne-moi de t’avoir menti » - « C’est pas grave… tu es libres… c’est ton nom ! »… La conversation continue… « Tu es inscrite à la C.P.S. ? » De fil en aiguille, on découvre qu’elle n’est n’a pas de couverture santé, qu’elle travaille deux à trois heures par semaine, qu’elle est payée en chèque emploi-service… Et voilà qu’elle me sort une pile de chèque emploi-service de 1 858 xfp, allant de juin 2016 à août 2017. Elle n’en a perçu aucun pour la simple et bonne raison qu’elle n’a pas de compte bancaire ou postal !
Parce que nous savons lire et écrire, parce que nous savons parler et que nous avons les bons numéros de téléphone et les bonnes adresses courriels, en quelques minutes nous avons pu ouvrir les portes de la vie en société à cette personne : inscription au RSPF, Carte nationale d’identité, Compte postal…
Mais pour une personne accompagnée dans cet enfer administratif… combien de personnes laissées à la périphérie de notre société ? Ce qui semble banal, évident pour nous devient pour bien des personnes que nous côtoyons tous les jours dans nos quartiers, dans la rue, au magasin du coin… ou alors assis sur un coin de trottoir, à la rue, un nombre d’obstacles insurmontable digne des douze travaux d’Hercule.
Que de « vent » dans les réunions et concertations pour venir en aide aux personnes en situation de détresse, que de subventions distribuées à tort et à travers pour l’aide à ces personnes…
Où est passée cette humanité si caractéristique de la société polynésienne… où tout pouvait s’arranger par une simple rencontre, un face à face ? Aujourd’hui, tout le monde se cache derrière la loi ou le règlement au point d’en oublier l’homme !
La misère humaine en Polynésie est bien davantage le fruit d’une administration hypertrophiée, paralysée par une surcharge non pas pondérale mais législative… que les avantages acquis d’une poignée sauvegardent aux détriments des plus pauvres !
Laissez-moi vous dire…Fin de mois difficile ...Vivre à crédit est avantageux… on est riche !
À la fin août arrivent - pour certains ménages (25% en Polynésie) – les soucis financiers : eau, ordures ménagères, assurances scolaires, impôt foncier, crédits à rembourser…
En sortant de la messe, une dame de la paroisse m’aborde : « Mon frère, tu peux m’aider ? J’y comprends rien, pour que mes enfants soient plus à l’aise pour faire leur travail de classe, j’ai acheté des meubles à crédit payable en quatre fois sans frais. J’avais bien fait mes calculs avec le vendeur, mais la banque m’a appelée, mon compte est à découvert… » Renseignement pris, la comptable du magasin a déposé en banque les quatre chèques signés par la dame. Heureusement la conseillère de l’antenne bancaire, compréhensive et charitable, a pu rattraper la situation sans trop de frais.
Cela nous incite à réfléchir plus globalement sur le crédit et la dette.
Le prophète Aggée est direct : « …le salarié met son salaire dans une bourse trouée » (Ag 1, 6).
Saint Paul conseille : « N’ayez de dette envers personne, sauf celle de l’amour mutuel » (Rm 13, 8).
Des spécialistes en économie constatent que le taux de crédit et les taux des obligations d’État demeurent à un niveau incroyablement bas, si bien que la Banque Centrale Européenne fait payer les banques qui lui confient l’argent des épargnants.
Le Pape François dans son encyclique Laudato si (LS) souligne que « sauver les banques à tout prix, en en faisant payer le prix à la population, sans la ferme décision de revoir et de réformer le système dans son ensemble, réaffirme une emprise absolue des finances qui n’a pas d’avenir » (LS n° 189).
Le prix Nobel d’économie Maurice Allais dénonçait en 1999 : « l’économie mondiale tout entière repose aujourd’hui sur de gigantesques pyramides de dettes, prenant appui sur les autres dans un équilibre fragile » (La crise mondiale aujourd’hui. Maurice Allais, éd. Juglar, Paris 1999).
On le voit en France, il faut réduire la dette publique à 3% du PBI. À qui demande-t-on de faire des économies ? … aux collectivités publiques… à la population la moins fortunée !
Donc, faites des dettes, vivez à crédit … si vous êtes riches !
D.S.
Note : Ne soyez pas étonné(e) si vous trouvez une théorie contraire… l’économie, une science de l’humain, connait un perpétuel renouvellement.
© Cathédrale de Papeete - 2017
En marge de l’actualité…
Barcelone
Une nouvelle fois de trop, la violence a frappé… La double attaque terroriste qui a touché l'Espagne, jeudi dernier, a fait 15 morts et 126 blessés. Parmi les victimes, Julian, un petit garçon de 7 ans. Cette violence meurtrière, hélas, ne se limite pas à Barcelone. Dans certains pays du monde, des innocents paient de leur vie le prix de conflits qui semblent ne jamais finir et réclament chaque jour leur lot de victimes. Dans d’autres pays, la violence aveugle frappe dans les rues et sur les trottoirs des hommes, des femmes, des enfants qui ne demandaient qu’à vivre en paix. Cette présence de la violence qui frappe là où on ne l’attend pas aurait légitimement de quoi nous faire peur et pourrait même susciter en nous un désir de vengeance, nous entrainant du coup dans une spirale infernale. Disons-le clairement, la violence doit être dénoncée sous toutes ses formes, car elle est une force de la nuit, elle est aveugle et elle rend aveugle. La violence est aveugle parce qu’elle veut tout dominer par la force. Le violent refuse à l’autre d’exister différent, et pour cela, n’hésite pas à utiliser la force pour le soumettre ou le faire disparaitre. Le violent ne se sent exister que dans le plaisir de fréquenter et de donner la mort. Dans le meurtre, la violence nie le principe selon lequel tout vivant a droit à la vie du seul fait qu’elle lui est donnée. Cette présence de la violence dans le monde ne date pas d’aujourd’hui. Dès les premiers chapitres du livre de la Genèse, la Bible nous rapporte le meurtre d’Abel par son frère Caïn. À croire que la violence s’est installée à demeure dès le départ dans le cœur de l’Homme, dans sa propre communauté et entre sa communauté et les autres. C’est bien pourquoi pour nous mettre en garde, le commandement de Dieu nous dit : « Tu ne tueras pas ! ». Bien plus tard, le Christ Jésus, entré dans l’Histoire des hommes, une histoire violente, sera lui-même confronté à la violence. Il en mourra ! Le groupe même des apôtres n’est pas à l’abri de cette violence : lorsque Jacques et Jean demandent à faire tomber le feu du ciel sur le village samaritain qui a refusé de les accueillir, lorsque les apôtres se disputent pour avoir les premières places dans le royaume, lorsque Pierre dégaine son épée à Gethsémani alors que Jésus vient d’être arrêté Pourtant, le Christ Jésus témoigne tout au long de sa vie qu’il ne saurait se satisfaire de cette situation qui semble devoir durer à jamais.
Dans l’Évangile, Jésus dénonce la loi du Talion : « œil pour œil, dent pour dent ». Il s’agit pour lui d’attirer l’attention sur le fait que chercher à rendre le mal pour le mal sous couvert de la loi ne résout rien. Le choix qu’il nous propose est entre plus de violence ou plus de pardon, plus de mort ou plus de vie.
Pourtant, face à cette violence qui dans l’Évangile prend le nom et la forme de Satan, ou du dragon dans le livre de l’Apocalypse, Jésus se présente comme le guerrier vainqueur de cet ennemi. Mt 11,12 nous rapporte ces paroles de Jésus affirmant : « Depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu'à présent le Royaume des Cieux souffre violence, et des violents s'en emparent. » Et, en Mt 10,34 : « N'allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive ». Si Jésus emprunte le langage et les images de son temps, c’est pour nous dire le caractère insondable du mal, et le caractère impitoyable de ce combat contre Satan, mais aussi pour nous entrainer à sa suite dans cette lutte pour la vie, la miséricorde, la justice et le pardon. Cependant, rappelons-nous que la violence de Jésus est la violence de l’amour. Au terme de sa passion, et du haut de la croix d’où il pardonne à ses bourreaux, il est celui qui a déjà remporté la victoire sur le mal. La résurrection au matin de Pâques en est le signe évident. Par sa vie, ses choix et son enseignement, le Christ nous délivre ainsi de la peur et de la résignation devant la violence. Si la victoire du Christ est déjà acquise, le combat contre la violence et le mal sont toujours d’actualité et comme disciples, il nous appartient de poursuivre ce combat avec les armes du pardon et de la miséricorde !
+ Mgr Jean Pierre COTTANCEAU
© Archidiocèse de Papeete - 2017
Audience générale du Pape Francois du mercredi 23 août 2017…
Dieu pleure avec nous et essuiera nos larmes
Lors de l’audience générale de ce mercredi 23 août 2017, tenue en salle Paul VI, le Pape François a poursuivi sa série de catéchèses sur l’espérance chrétienne. Pour la 31e étape de ce parcours, il s’est arrêté sur la nouveauté de l’espérance chrétienne, en s’appuyant sur une citation du Livre de l’Apocalypse : « Voici que je fais toutes choses nouvelles ».
Chers frères et sœurs, bonjour !
Nous avons écouté la Parole de Dieu, dans le livre de l’Apocalypse, qui dit ceci : « Voici que je fais toutes choses nouvelles » (21,5). L’espérance chrétienne se base sur la foi en Dieu qui crée toujours de la nouveauté dans la vie de l’homme, qui crée de la nouveauté dans l’histoire, qui crée de la nouveauté dans le cosmos. Notre Dieu est le Dieu qui crée de la nouveauté, parce qu’il est le Dieu des surprises.
Ce n’est pas chrétien de marcher le regard orienté vers le bas – comme le font les cochons : ils vont toujours comme cela – sans lever les yeux vers l’horizon. Comme si tout notre chemin s’arrêtait là, à quelques mètres de là ; comme si, dans notre vie, il n’y avait aucun but et aucun port, et que nous étions contraints à une éternelle errance, sans aucune raison pour toutes nos fatigues. Cela n’est pas chrétien.
Les dernières pages de la Bible nous montrent l’horizon ultime du chemin du croyant : la Jérusalem du ciel, la Jérusalem céleste. Elle est imaginée avant tout comme une immense tente, où Dieu accueillera tous les hommes pour habiter définitivement avec eux (Ap 21,3). Et c’est cela notre espérance. Et que fera Dieu, quand nous serons enfin avec lui ? Il usera d’une tendresse infinie à notre égard, comme un père qui accueille ses enfants qui ont longtemps fatigué et souffert. Dans l’Apocalypse, Jean prophétise : « Voici la demeure de Dieu avec les hommes […] Il essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort ne sera plus, et il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur : ce qui était en premier s’en est allé. […] “Voici que je fais toutes choses nouvelles.” » (21,3-5). Le Dieu de la nouveauté !
Essayez de méditer ce passage de la Sainte Écriture, non pas de manière abstraite, mais après avoir lu une chronique de nos jours, après avoir vu le journal télévisé ou la couverture des journaux, où il y a tant de tragédies, où l’on rapporte des nouvelles tristes auxquelles nous risquons tous de nous habituer. Et j’ai salué quelques personnes de Barcelone : que de nouvelles tristes de là-bas ! J’ai salué quelques personnes du Congo et que de nouvelles tristes de là-bas ! Et combien d’autres ! Pour ne nommer que deux pays de vous qui êtes ici… Essayez de penser aux visages des enfants apeurés par la guerre, aux pleurs des mères, aux rêves brisés de tant de jeunes, aux réfugiés qui affrontent des voyages terribles et qui sont si souvent exploités … La vie est malheureusement cela. Parfois, on en viendrait à dire que c’est surtout cela.
C’est possible. Mais il y a un Père qui pleure avec nous ; il y a un Père qui pleure des larmes d’une infinie pitié à l’égard de ses enfants. Nous avons un Père qui sait pleurer, qui pleure avec nous. Un Père qui nous attend pour nous consoler, parce qu’il connaît nos souffrances et qu’il a préparé pour nous un avenir différent. C’est la grande vision de l’espérance chrétienne, qui se dilate sur tous les jours de notre existence et veut nous relever.
Dieu n’a pas voulu nos vies par erreur, se contraignant, ainsi que nous-mêmes, à de dures nuits d’angoisse. Au contraire, il nous a créés parce qu’il nous veut heureux. Il est notre Père et si nous, ici et maintenant, nous faisons l’expérience d’une vie qui n’est pas celle qu’il a voulue pour nous, Jésus nous garantit que Dieu lui-même opère son rachat. Il travaille pour nous racheter.
Nous croyons et nous savons que la mort et la haine ne sont pas les ultimes paroles prononcées sur la parabole de l’existence humaine. Être chrétien implique une nouvelle perspective : un regard plein d’espérance. Certains croient que la vie garde tous ses bonheurs pour la jeunesse et le passé et que vivre est une lente déchéance. D’autres encore considèrent que nos joies ne sont qu’épisodiques et passagères et que le non-sens est inscrit dans la vie des hommes ; ceux qui, devant tant de calamités, disent : « Mais la vie n’a pas de sens. Notre route est le non-sens ». Mais nous, chrétiens, nous ne croyons pas cela. Nous croyons au contraire que, dans l’horizon de l’homme, il y a un soleil qui illumine pour toujours. Nous croyons que nos jours les plus beaux sont encore à venir. Nous sommes davantage des personnes du printemps que de l’automne. J’aimerais demander maintenant – que chacun réponde dans son cœur, en silence, mais qu’il réponde – : « Suis-je un homme, une femme, un garçon, une fille du printemps ou de l’automne ? Mon âme est-elle au printemps ou en automne ? » Que chacun réponde. Nous entrevoyons les germes d’un monde nouveau plutôt que les feuilles jaunies sur les branches. Nous ne nous laissons pas aller aux nostalgies, aux regrets et aux lamentations : nous savons que Dieu nous veut héritiers d’une promesse et cultivateurs infatigables de rêves. N’oubliez pas cette question : « Suis-je une personne du printemps ou de l’automne ? ». Du printemps, qui attend les fleurs, qui attend le fruit, qui attend le soleil qu’est Jésus, ou d’automne, qui a toujours le visage regardant vers le bas, amer et, comme je l’ai parfois dit, avec une tête de poivrons au vinaigre.
Le chrétien sait que le Royaume de Dieu, sa Seigneurie d’amour grandit comme un grand champ de blé, même s’il y a de l’ivraie au milieu. Il y a toujours des problèmes, il y a les cancans, il y a les guerres, il y a les maladies… il y a des problèmes. Mais le blé pousse et à la fin le mal sera éliminé. L’avenir ne nous appartient pas mais nous savons que Jésus-Christ est la plus grande grâce de la vie : il est l’étreinte de Dieu qui nous attend à la fin mais qui nous accompagne dès maintenant et nous console en chemin. Il nous conduit à la grande « demeure » de Dieu avec les hommes (cf. Ap.21,3), avec beaucoup d’autres frères et sœurs et nous apporterons à Dieu le souvenir des jours vécus ici-bas. Et ce sera beau de découvrir à cet instant que rien n’a été perdu, aucun sourire ni aucune larme. Même si notre vie a été longue, il nous semblera avoir vécu dans un souffle. Et que la création ne s’est pas arrêtée au sixième jour de la Genèse, mais qu’elle s’est poursuivie inlassablement parce que Dieu s’est toujours préoccupé de nous. Jusqu’au jour où tout s’accomplira, le matin où nous essuierons nos larmes, à l’instant même où Dieu prononcera sa dernière parole de bénédiction : « Voici, dit le Seigneur, que je fais toutes choses nouvelles » (v.5). Oui, notre Père est le Dieu des nouveautés et des surprises. Et ce jour-là, nous serons vraiment heureux et nous pleurerons. Oui, nous pleurerons de joie.
© Libreria Editrice Vatican - 2017
Rendre visible la puissance de l’Amour
Messe pour les victimes des attentats de Barcelone Homélie de Mgr Jean-Pierre – 23 août 2017
Mercredi 23 août 2017 à midi, Monseigneur Jean-Pierre a présidé une messe à la mémoire des victimes des attentats de la semaine dernière. Était présent les autorités de l’État, du Pays et de la commune de Papeete.
Frères et sœurs,
Une nouvelle fois de trop, la violence a frappé… La double attaque terroriste qui a touché l'Espagne, jeudi dernier, a fait 15 morts et 126 blessés. Parmi les victimes, Julian, un petit garçon de 7 ans. Cette violence meurtrière, hélas, ne se limite pas à Barcelone. Dans certains pays du monde, des innocents paient de leur vie le prix de conflits qui semblent ne jamais finir et réclament chaque jour leur lot de victimes. Dans d’autres pays, la violence aveugle frappe dans les rues et sur les trottoirs des hommes, des femmes, des enfants qui ne demandaient qu’à vivre en paix. Cette présence de la violence qui frappe là où on ne l’attend pas aurait légitimement de quoi nous faire peur et pourrait même susciter en nous un désir de vengeance, nous entrainant du coup dans une spirale infernale. Disons-le clairement, la violence doit être dénoncée sous toutes ses formes, car elle est une force de la nuit, elle est aveugle et elle aveugle. La violence est aveugle parce qu’elle veut tout dominer par la force. Le violent refuse à l’autre d’exister différent, et pour cela, n’hésite pas à utiliser la force pour le soumettre ou le faire disparaitre. Le violent ne se sent exister que dans le plaisir de fréquenter et de donner la mort. Dans le meurtre, la violence nie le principe selon lequel tout vivant a droit à la vie du seul fait qu’elle lui est donnée. Cette présence de la violence dans le monde ne date pas d’aujourd’hui. Dès les premiers chapitres du livre de la Genèse, la Bible nous rapporte le meurtre d’Abel par son frère Caïn. A croire que la violence s’est installée à demeure dès le départ dans le cœur de l’Homme, dans sa propre communauté et entre sa communauté et les autres. C’est bien pourquoi pour nous mettre en garde, le commandement de Dieu nous dit : « Tu ne tueras pas ! ». Bien plus tard, le Christ Jésus, entré dans l’Histoire des hommes, une histoire violente, sera lui-même confronté à la violence. Il en mourra ! Le groupe même des apôtres n’est pas à l’abri de cette violence : lorsque Jacques et Jean demandent à faire tomber le feu du ciel sur le village samaritain qui a refusé de les accueillir, lorsque les apôtres se disputent pour avoir les premières places dans le royaume, lorsque Pierre dégaine son épée à Gethsémani alors que Jésus vient d’être arrêté. Pourtant, le Christ Jésus témoigne tout au long de sa vie qu’il ne saurait se satisfaire de cette situation qui semble devoir durer à jamais.
Dans le texte d’évangile que nous venons d’entendre, Jésus dénonce la loi du Talion : « œil pour œil, dent pour dent ». Il s’agit pour lui d’attirer l’attention sur le fait que chercher à rendre le mal pour le mal sous couvert de la loi ne résout rien. Le choix qu’il nous propose est entre plus de violence ou plus de pardon, plus de mort ou plus de vie.
Pourtant, face à cette violence qui dans l’Evangile prend le nom et la forme de Satan, ou du dragon dans le livre de l’Apocalypse, Jésus se présente comme le guerrier vainqueur de cet ennemi. Mt 11,12 nous rapporte ces paroles de Jésus affirmant : « Depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu'à présent le Royaume des Cieux souffre violence, et des violents s'en emparent. » Et, en Mt 10,34 : « N'allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive ». Si Jésus emprunte le langage et les images de son temps, c’est pour nous dire le caractère insondable du mal, et le caractère impitoyable de ce combat contre Satan, mais aussi pour nous entrainer à sa suite dans cette lutte pour la vie, la miséricorde, la justice et le pardon. Cependant, rappelons-nous que la violence de Jésus est la violence de l’amour. S’il se présente comme roi, c’est monté sur un petit âne, lorsqu’il entre à Jérusalem. Il est celui qui se définit comme doux et humble de cœur, celui que le prophète Isaïe annonce en ces termes : « Il ne fera point de querelles ni de cris et nul n'entendra sa voix sur les grands chemins. Le roseau froissé, il ne le brisera pas, et la mèche fumante, il ne l'éteindra pas, jusqu'à ce qu'il ait mené le Droit au triomphe » (Mt 12, 19), celui qui invite à pardonner et à prier pour nos ennemis. C’est ainsi que Jésus mène son combat. Au terme de sa passion, et du haut de la croix d’où il pardonne à ses bourreaux, il est celui qui a déjà remporté la victoire sur le mal. La résurrection au matin de Pâques en est le signe évident. Par sa vie, ses choix et son enseignement, le Christ nous délivre ainsi de la peur et de la résignation devant la violence. Si la victoire du Christ est déjà acquise, le combat contre la violence et le mal sont toujours d’actualité et comme disciples, il nous appartient de poursuivre ce combat avec les armes du pardon et de la miséricorde. Puisse cette Eucharistie nous rapprocher des victimes dont nous faisons mémoire et de leurs bourreaux et nous donner la foi et le courage pour rendre visible par toute notre vie la puissance de l’amour dont Jésus est la source.
© Archevêché de Papeete - 2017
Le térébinthe, un arbre branché
Le symbolisme du térébinthe est ambivalent : ses bocages servaient de sanctuaires païens, mais il est aussi l'image de Jésus Sauveur dont les plaies nous guérissent. Nouvelle découverte dans la série « Les arbres de la Bible » ;
Dans la Bible, certains arbres ont des caractéristiques qui les impliquent fortement dans l’histoire du Salut : la structure du sycomore, les fleurs d’amandier, les fruits de l’olivier, etc. renvoient à un symbolisme manifeste. Pour d’autres espèces, celui-ci est moins identitaire. C’est le cas du térébinthe, arbre peu connu mais très présent dans l’Ancien Testament[1]. Son nom hébreu Elah vient de El, dénomination générique de la divinité : il atteste d’une vitalité, d’une majesté, d’une pérennité... qu’il n’est pas seul à partager. Peut-être est-ce la raison pour laquelle certains passages de l’Écriture le confondent avec le tamaris[2], ou encore le chêne[3], d’autant qu’en vieillissant, il développe une ramure très étendue. Ou peut-être est-ce parce que les auteurs sacrés n’étaient pas des botanistes avisés. Ce n’est pas pour autant qu’il ne mérite pas d’être approché.
Un symbolisme ambivalent
Par-delà les siècles, les frontières et les religions, l’arbre a partout suscité des représentations semblables : avec ses racines plongeant dans les entrailles obscures de la terre, et ses branches hardiment tendues vers des cieux ignorés, il apparaît aux yeux des fragiles humains comme un ferme trait d’union entre ces mondes inconnus. À travers le cycle des saisons, il figure la vie qui, toujours, se renouvelle et semble tout désigné pour donner asile aux dieux de la fécondité. Qu’il abrite l’un de ceux-ci, le voici constitué arbre sacré ! Dans les pays méditerranéens, la forêt est rare, la végétation plutôt de type désertique ou de maquis. En dehors des essences cultivées pour leurs fruits ou leur bois, les grands arbres ne sont pas courants. Et s’ils se trouvent sur une hauteur, ils constituent un point de repère dans le paysage, comme les clochers dans nos campagnes. Ils signalent un lieu-dit, un habitat. Ils composent une adresse, rappellent un événement local. Dans la mémoire des hommes, ils déterminent d’autant mieux l’espace que leur longévité est plus grande : pour certains, elle avoisine l’immortalité.
Tout ceci explique qu’ils aient pu faire l’objet d’un culte chez les peuples du Proche Orient ancien, notamment en terre de Canaan où, depuis des temps reculés, des arbres sacrés peuplaient les abords de la plupart des sanctuaires.
Dans la Bible, leur culte est fortement prohibé, de même que tous les cultes autres que celui du vrai Dieu. Le Deutéronome associe clairement l’idolâtrie aux arbres verdoyants pour mettre en garde les fils d’Israël sur le point d’entrer en Palestine : Vous abolirez tous les lieux où les peuples que vous dépossédez auront servi leurs dieux, sur les hautes montagnes, sur les collines, sous tout arbre verdoyant[4]. Le térébinthe était l’un de ces arbres verts[5]: élevé, robuste et majestueux, à rameaux en parasol, on se reposait volontiers à son ombre. Ses bocages servaient de sanctuaires païens, où l'on adorait des idoles, où se célébraient des cultes impurs et grossiers.
Métaphoriquement, il évoque la vie, la croissance, la vigueur ; par ses feuilles caduques, il figure la mort et la renaissance ; il est en lien avec la divinité… pour le meilleur comme pour le pire : le symbolisme qu’il exprime est ambivalent, davantage sans doute que pour un autre arbre. Quelques textes de l’Ancien Testament permettent d’illustrer cet aspect.
Gédéon, champion de Dieu en milieu païen
L’Envoyé du Seigneur vint s’asseoir sous le térébinthe d’Ophra, qui appartenait à Joas, de la famille d’Abiéser. Gédéon, son fils, était en train de battre le blé dans le pressoir pour le mettre à l’abri des Madianites[6]. Par son Ange, Dieu appelle ce jeune paysan au travail, à devenir un « juge » en Israël– chef guerrier, politique et spirituel – pour délivrer les Hébreux de l’emprise des Madianites qui ravagent le pays depuis dix ans, détruisent leurs récoltes et les condamnent à la famine. Comme dans tout processus vocationnel, après la prise de contact, suit le dialogue qui va au-delà des mots et s’exprime dans la confiance. Conforté par la bienveillance du Seigneur – je serai avec toi -, Gédéon accepte la mission qui lui est confiée – libérer Israël – et, immédiatement, met en pratique l’indication de Dieu : Renverse l’autel de Baal qui est à ton père et coupe l’ashéra qui est auprès. Tu bâtiras ensuite, au sommet de ce lieu fort, un autel à Yahvé. Ce passage réclame quelques explications :
- Gédéon a reconnu en son interlocuteur le messager du Dieu vivant et compris que pour défaire les ennemis de son peuple, il fallait commencer par mettre à bas les représentations du paganisme.
- L’arbre, symbole de vie, l’était aussi de fertilité cosmique. De ce fait, il était souvent lié à une divinité féminine… : en Égypte, à la déesse Nout, en Phénicie à Taanit, en Canaan à Ashéra[7]. Celle-ci est mentionnée une quarantaine de fois dans la Bible hébraïque par des symboles en bois ou des sculptures que les traducteurs nomment poteaux ou pieux sacrés.
- les autels et les idoles étaient généralement placés dans des bosquets d’arbres ou sous les arbres verts.[8] Lors de leur entrée en Terre promise, les Hébreux se laissèrent contaminer par les cultes païens de leurs voisins et se livrèrent à des pratiques syncrétistes, remplaçant Baal[9] par Yahvé, en dépit de mises en garde que Moïse formula à maintes reprises : Vous renverserez leurs autels, vous briserez leurs stèles, vous abattrez leurs ashérim. Tu n’adoreras aucun autre dieu[10] ; vous détruirez entièrement tous les lieux où les nations… servaient leurs dieux, sur les hautes montagnes, sur les collines et sous tout arbre vert (…) vous ferez disparaître de ces lieux jusqu’à leurs noms[11]. Sans doute associaient-ils au culte du vrai Dieu la vénération des forces vitales de la nature qui pouvaient être figurées par la puissance végétative des arbres verdoyants au sommet des collines.
Gédéon fut témoin de cette idolâtrie répandue dans son clan, son village, dans sa famille jusque chez son père. Il en fut de même en tous points de Palestine et ce, vraisemblablement jusqu’à l’Exil, malgré les reproches constants des prophètes : N'êtes-vous pas des enfants révoltés, une génération de mensonge, s'enflammant près des térébinthes, sous tout arbre verdoyant, égorgeant les enfants dans les oueds, sous les fentes des rochers[12] ? En raison de son auguste feuillage, de l’ombre qu’il procure, de la majesté de son port, le térébinthe apparaissait, soit comme un lieu de rassemblement pour assouvir des passions funestes et des appétits orgiaques, soit comme un espace propice pour relayer l’appel d’en Haut chez qui savait prêter l’oreille à la voix du ciel. À ce propos, la vision de Gédéon ne s’inscrit-elle pas au registre de la pédagogie divine qu’exprimera saint Augustin : Il en est des bois sacrés, comme des gentils ; on n'extermine pas ces derniers, on les convertit, on les change ; les bois sacrés, on les consacre à Jésus-Christ.
C’est ainsi qu’au fil du temps, avec patience, les fidèles substituèrent aux arbres et aux pierres sacrées des croix et de petites chapelles ; ils placèrent des reliques dans les troncs vénérés, ils accrochèrent des niches de la Vierge sur les écorces effritées par les années, et entaillèrent des croix sur les végétaux les plus gros.
Le térébinthe, image de Jésus Sauveur dont les plaies nous guérissent
Isaïe, déjà, annonçait la victoire du Serviteur de Yahvé par des paroles qui trouvèrent en Jésus leur accomplissement, comme lui-même l’affirme lors de son retour à Nazareth : il consolera les affligés, ou les pauvres en esprit[13], c’est-à-dire les « blessés de la vie » contrits, les personnes humbles qui, pour obtenir le salut, se confient davantage à la miséricorde de Dieu qu’elles ne s’appuient sur leurs propres mérites ; il les libèrera, les guérira, les établira comme des térébinthes de justice[14] : voilà une comparaison qui s’éclaire à la lumière de la Passion du Sauveur :
- Des blessures faites sur le Corps du Christ ont jailli le sang et l’eau qui nous purifient et nous lavent de nos péchés : Sang du Christ enivre-moi, Eau du côté du Christ, lave-moi… De l'ennemi, défends-moi… Dans tes blessures, cache-moi[15] !
- La térébenthine est une résine semi-liquide à l’odeur aromatique, obtenue par incision : une blessure faite sur le tronc de l’arbre. Elle est beaucoup plus qu’un solvant utile pour nettoyer les taches ; nombreuses sont, depuis l’Antiquité, ses applications en médecine, parfumerie, dans les cosmétiques[16] : l’Oint de Yahvé pansera les cœurs meurtris de ceux qui savent ouvrir la fente de leur cœur pour voir celle du Seigneur, l’arbre de vie (…), qui boivent la sève dont sa plaie est remplie[17] ; il versera sur eux l’huile de l’allégresse[18].
- Dans la vision qu’il décrit, le prophète voit, réuni autour du Messie, un peuple nouveau de fidèles, délivrés de la tyrannie du péché et de l’idolâtrie du monde ancien, ces térébinthes de justice qu’il appelle aussi plantation de l’Éternel[19]. Leur avènement est préfiguré par la victoire lumineuse de David sur le géant Goliath. Détail significatif : c’est dans la vallée des térébinthes, l’une des plus riantes de Judée[20], que ce dernier fut terrassé. Le jeune pâtre était un petit rouquin gracile à la vie intègre, sans expérience du métier des armes, mais qui vouait une confiance indéfectible à son Dieu[21]. D’un point de vue humain, son défi semblait suicidaire. Mais il prit la précaution de recueillir dans le torrent cinq cailloux bien lisses pour sa fronde[22], des armes pures pour entrer dans le combat de Dieu. Les térébinthes de la vallée furent témoins de son éclatant succès. Qu’à leur image, nous aussi, nous soyons témoins du triomphe du Christ sur l’ennemi de nos âmes à travers la piété de notre existence, la fréquentation des sacrements[23], et le cours ordinaire de nos activités, cadre prévu par la Providence pour devenir, malgré les apparences, les Champs-Élysées de notre marche à l’éternité !
Bertrand Cauvin, expert forestier
Abbé Patrick Pégourier
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[1] C’est l’une des espèces regroupées sous le nom de « pistachier » dont nous connaissons surtout celle qui donne ces fruits secs très appréciés, les pistaches logées dans une coque qui s’ouvre à maturité. Le térébinthe a une odeur résineuse prononcée et se reconnaît à ses fleurs pourpres dressées en grappes exubérantes.
[2] 1 S 31, 1 Chr 10,12.
[3] Cf. Gn 18, 1.
[4] Dt 12, 2. Cf. aussi 2 R 17, 10 ; 2 Chr 28, 4 ; Is 57, 5 ; Jr 2, 20 ; 3, 6 ; 17, 2 ; Ez 6, 13.
[5] 2 R 16, 4.
[6] Jg 6, 11 ss.
[7] C’est la parèdre de Baal. Parèdre signifie littéralement « assis près », « qui est assis à côté de ». C’est un mot employé pour qualifier une divinité souvent inférieure en prérogatives, habituellement associée dans le culte à un dieu ou à une déesse plus influent. Deux inscriptions retrouvées à Kuntillet’Ajrud (dans le Sinaï, ancienne forteresse du royaume de Juda) et à Khirbet el-Qôm (entre Lakish et Hébron) datées du IXe siècle av. JC, et découvertes dans les années 1970, mentionnent conjointement YHWH et son Ashéra.
[8] 1 R 14, 23 ; 2 R 17, 10.
[9] Baal est le Seigneur de la pluie et de la rosée. Il amène la fertilité et les récoltes. Certains passages bibliques attribuent à Dieu des spécificités « baaliques : il habite sur sa sainte montagne : cf. Jl 4, 17. 20. ; il est qualifié de Chevaucheur des nuées : cf. Ps 68, 5.
[10] Normes du Code de l’Alliance : Ex 34, 13.
[11] Dt 12, 2-3. Cf. aussi Dt 16,21 : Tu ne planteras aucun poteau cultuel (= aucune ashéra) d'aucun arbre à côté de l'autel du Seigneur, ton Dieu, que tu feras pour toi.
[12] Is 57, 5. Cf. également Os 4, 13 : Ils offrent des sacrifices sur le sommet des montagnes, ils font brûler de l'encens sur les collines, sous les chênes, les peupliers, les térébinthes dont l'ombrage est agréable. C'est pourquoi vos filles se prostituent et vos belles-filles sont adultères Précédemment, le fils de Salomon avait fait l’objet d’une réprobation semblable : Juda (Roboam) fit ce qui est mal aux yeux du Seigneur et, par les péchés qu’il commit, provoqua sa jalousie plus que n’avaient fait leurs pères. Comme ceux-ci, ils bâtirent à leur usage des hauts lieux, des stèles et des poteaux sacrés sur toutes les collines élevées et sous tout arbre verdoyant ; il y eut même des prostitués sacrés dans le pays, ils agirent selon toutes les abominations des nations que le Seigneur avait dépossédées devant les fils d’Israël (1R 14,21-24).
[13] Cf. Lc 4, 21 ; Is 61, 2 et la première béatitude in Mt 5, 3.
[14] Is 61, 3.
[15] Cantique Âme du Christ.
[16] Théophraste (Philosophe de la Grèce antique (IVe s. av. JC), élève d’Aristote, botaniste et naturaliste) disait d’elle : « c’est la meilleure résine : consistante, d’un parfum on ne peut plus agréable et subtil » (Recherche sur les plantes, IX, 22).
[17] Hymne Retournez-vous, voici l’Esprit, Liturgie des Heures 2e semaine du TO.
[18] Is 61, 1-2. Cf. aussi Ps 45, 8.
[19] Is 60, 21 ; 61, 3. Ce sont les élus, qui manifestent la gloire de Dieu. Les térébinthes apparaissent souvent dans la Bible comme le point de départ d’une victoire prochaine de Dieu sur un monde qui le renie.
[20] 1 S 17, 2. 19. C’est probablement le wadi es-Sant (un lit de rivière qui constitue une petite vallée, carrefour entre la plaine côtière et les hautes terres de Judée), à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Bethléem.
[21] Toute cette multitude saura que ce n’est ni par la lance ni par l’épée que Yahvé sauve, car à Yahvé appartient la guerre, et il vous a livrés entre nos mains, lui dit-il, avant de le combattre (1 S 17, 47).
[22] 1 S 17, 40.
[23] Les sacrements, tous institués par Notre-Seigneur, ont leur source dans son côté blessé sur la Croix par le soldat romain.
Commentaire des lectures du dimanche
« Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant »
La profession de foi de Simon marque un grand tournant dans la vie publique de Jésus. Désormais il va privilégier la formation de ses disciples les plus proches et commencer à leur annoncer sa passion et sa résurrection. Si bien que la question : « Au dire des gens, qui est le Fils de l’Homme ? » résonne un peu comme le bilan de son ministère galiléen. Après tant d’heures de prédication, tant de journées remplies de guérisons et de miracles, les gens sont encore divisés à son sujet. Au maximum l’idée leur vient de comparer Jésus à des personnages déjà connus, comme Jérémie ou Jean-Baptiste, ou encore à un prophète comme Élie, dont on attendait le retour comme signal des temps du Messie.
La réponse de Simon va beaucoup plus loin, parce qu’il accepte de dépasser le niveau de la chair et du sang, c’est-à-dire un jugement purement humain et les critères habituels dans les sociétés humaines. « La chair et le sang », c’est l’homme laissé à ses limites, à ses lourdeurs, à ses raideurs, à ses fermetures ; c’est l’homme raisonneur, inapte aux nouveautés de Dieu.
Devant Jésus, l’Envoyé de Dieu, c’est tout cela qu’il faut traverser pour pouvoir lui dire : « Tu es le Christ. Non seulement tu nous rappelles les grands croyants du passé, les forces prophétiques du passé, mais tu es toi-même le Messie attendu qui nous ouvre l’avenir. » « Tu es le Fils du Dieu vivant », ajoute Simon, et par là il essaie de dire le mystère qui le fascine déjà dans la personne de Jésus : il agit, il parle, il vit par Celui qu’il ose appeler « mon Père ».
Simon s’est laissé enseigner par Dieu ; il a laissé Dieu le « tirer vers Jésus » (Jn 6,44). Aussitôt après cette réponse de foi, qui est un engagement devant tous pour son ami Jésus, Simon va vivre un moment de grâce extraordinaire. D’abord Jésus fait de lui le porteur d’une béatitude : « Bienheureux es-tu, Simon fils de Yonas ! » C’est la béatitude - c’est-à-dire le bonheur annoncé - de ceux et de celles qui savent faire et refaire le pas de la foi, et qui osent tout miser sur la parole de l’Ami. Puis Jésus lui donne un nom nouveau, qui sera programme de vie : « Tu es kîfa’ , tu es la Pierre, tu es le Rocher ». C’est une parole créatrice, recréatrice. Jésus dit, et il fait. Désormais Simon le pécheur sera rocher de fondation pour l’Église de Jésus.
L’expérience de Simon Pierre, de Simon le Rocher, a beaucoup à nous dire. Certes, c’est son privilège d’être la pierre de fondation, le porte-parole et le responsable des Douze, le deuxième pasteur après Jésus. Nous ne sommes, pour notre part, que des pierres vivantes, insérées dans la construction. Mais en un sens, et à notre niveau, nous avons à devenir pierres de fondation, soit pour la famille que nous avons fondée, soit pour l’œuvre qui nous est confiée, soit, pour nous, sœurs et frères du Carmel, en vue de transmettre la flamme de la vie contemplative, sans déperdition, à celles et à ceux qui viendront sur la Montagne après nous, appelés par le Seigneur, « fascinés » par lui, comme disait sœur Elisabeth.
C’est la consigne laissée explicitement par notre mère sainte Thérèse : « Mes filles, considérez-vous toujours comme des pierres de fondations pour celles qui viendront après vous ». Et pour ce faire, il n’est que de suivre la voie ouverte par Simon Pierre.
Il nous faut dépasser la chair et le sang, cesser de tout ramener aux proportions de notre intelligence et de notre cœur, cesser de faire attendre le Maître en lui marchandant notre foi et notre confiance, et oser dire enfin à notre ami Jésus la parole pour nous décisive : « Tu es le Christ, le Fils de Dieu : à toi je remets toutes mes forces, pour aujourd’hui et pour demain ».
Il nous faut devenir enseignables ; enseignables par Dieu qui, patiemment, paternellement, nous tire vers Jésus, enseignables par la communauté de Jésus, rassemblée fraternellement autour de Pierre pour le compte du Pasteur, enseignables par les guides que Dieu nous donne, parfois inattendus, mais qui sont pour nous des relais vers la lumière de Jésus.
Il nous faut entrer dans la béatitude de Simon le Rocher, dans le bonheur de ceux qui confessent le Christ, qui ne rougissent pas du Christ, et qui acceptent une fois pour toutes de faire fond sur Jésus sauveur.
Il nous faut enfin - et cet effort-là nous réserve une grande joie et une grande douceur - tendre l’oreille, filialement, pour percevoir le nom nouveau que la bouche du Seigneur prononcera (Is 62,2), le nom d’amitié et de grâce que Jésus a trouvé pour nous, et qui dit à la fois notre mission dans l’Église et notre place dans le cœur de Dieu.
Fr. Jean-Christian Lévêque, o.c.d.
© Carmel.asso- 2008