Pko 17.01.2016

Eglise cath papeete 1Bulletin gratuit de liaison de la communauté de la Cathédrale de Papeete n°04/2016

Dimanche 17 janvier 2016 – 2ème Dimanche du Temps ordinaire – Année C

Humeurs

2016, Année de mutation

Le nouveau Dixit vient de paraître… Son Édito, plein de pertinence, de lucidité mais aussi d’espérance nous donne le ton : « Le monde change et la Polynésie change avec lui, il n'est pas un article de cette nouvelle édition du Dixit qui ne reflète cette réalité, Changement, mutation, révolution, transition, la terminologie varie selon les secteurs et, il faut bien le reconnaître, ce mouvement est parfois plus une réaction au pied du mur qu'une volonté mûrement réfléchie, Il est vrai que nous avons “épuisé la bête”. Nous avons étiré et distordu le modèle économique - héritage des années nucléaires - qui n'est absolument plus adapté aux années de décroissance que la Polynésie connaît. Ouverture du numérique, autonomie énergétique, refonte d'une politique de l'habitat social, préparation d'une nouvelle PSG... Dans tous les secteurs les objectifs sont ambitieux. Il nous faut repenser plutôt que restructurer, changer le modèle au lieu de le manipuler, mais rien ne sera possible sans une adhésion et une implication totales de tous. 2016 pourra être une année de mutation parce que 2015 a été une année de réflexion bien menée. La spirale de la fougère dessinée par l'architecte suprême, prête à se déployer et à offrir sa puissance vitale, nous est apparue comme le parfait symbole de notre pays en mutation.

par Dominique Morvan »

Ce qui est vrai pour la société polynésienne l’est aussi pour notre Église de Polynésie. « Changement, mutation, révolution, transition…, il faut bien le reconnaître, ce mouvement est parfois plus une réaction au pied du mur qu'une volonté mûrement réfléchie » Le Pape François illustre ce changement de l’Église. En cette année de la Miséricorde, notre Église particulière saura-t-elle emboiter le pas au Saint Père… saura-t-elle lever la tête et regarder vers le plus pauvre… celui pour qui le Christ est venu… celui pour lequel  le Pape François se bat… ou continuera-t-elle à se regarder le nombril en essayant de fonctionner « comme toujours » sans oser véritablement s’engager dans la révolution appelée de ses vœux par le Pape : « Aujourd'hui, un chrétien, s'il n'est pas révolutionnaire, n'est pas chrétien ! » (17 juin 2013) ?

Chronique de la roue qui tourne

La médisance

« La médisance parle du mal dont elle n'est pas sûre, elle se tait prudemment sur le bien qu'elle sait. » Antoine de Rivarol

La médisance est si facile.

Mais nous oublions qu’en dénigrant l’autre, c’est notre propre vie que nous dénigrons puisque les erreurs de l’autre deviennent plus importantes.

Nous oublions qu’en salissant l’autre, nous nous souillons nous-même.

Nous oublions que la médisance en dit plus sur nous-même que sur l’autre.

Nous oublions que ceux que nous « divertissons » avec nos médisances sont les premiers à médire dans notre dos.

Nous oublions que chaque médisance est une marque noire sur notre conscience.

Nous oublions qu’une parole avilie rabaisse tout d’abord celui qui la prononce.

Nous oublions qu’on ne peut s’élever en rabaissant l’autre.

Nous oublions qu’une parole prononcée ne peut être rattrapée, le regret n’en est que plus grand.

Nous oublions que la médisance fourche notre langue, toutes nos paroles sonneront faux désormais.

Nous oublions que nos paroles de vivant seront l’homélie de notre mort.

La chaise masquée

La parole aux sans paroles – 19

Portrait de femme - Rose

On dit que le clown est la personne la plus triste au monde, qu’un rire peut servir à cacher des larmes. C’est l’impression que me laisse la rencontre de cette semaine. Devant moi, une jeune fille (elle souhaite garder son anonymat) enjouée et rieuse. Cependant, au fil de ses réponses, on découvre une vie très difficile. Et ce n’est qu’à la fin de son récit qu’on mesure son courage et sa force. Un témoignage poignant qui force l’admiration.

D’où viens-tu ?

« J’ai grandi à Papara, j’ai été adoptée par une famille du "Sos Village". J’ai grandi là-bas jusqu’à mes 14 ans. J’ai quitté pour venir rejoindre ma famille à Tipaerui. »

Tu retrouves ta vraie famille ?

« Oui. »

Comment ça se passe?

« Ah… Ce n’est pas comme dans toutes les familles où il y a des hauts et des bas. Chez moi, ça ne va pas du tout. Mais c’est moi aussi, c’est mon caractère. Mes parents n’acceptent pas mon caractère. Alors je les laisse tranquilles. »

Pourquoi, il a quoi ton caractère ?

« Il est mauvais. (Rires) J’ai un mauvais caractère. »

Ton école ?

« Je suis allée à l’école à Papara et, quand je suis venue à Tipaerui, j’ai tout arrêté. Je voulais connaître la vie par moi-même. Alors j’ai tout quitté. J’ai quitté l’école. J’ai quitté ma famille d’accueil. J’ai quitté mes vrais parents. Et je suis venue dans la rue. »

Tu es arrivée dans la rue à 14 ans ?

« Oui. »

Et tu as quel âge aujourd’hui ?

« 25 ans. »

Comment on se débrouille dans la rue lorsqu’on n’a que 14 ans ?

« Ben, au début, c’était des copines qui m’aidaient. Des copines que j’avais connues comme ça dans la rue. Elles m’ont nourrie pendant un bon bout de temps. Après elles m’ont montré une autre voie, alors j’ai suivi l’autre voie. »

Le plus dur dans la rue ?

« C’est de réussir à avoir un travail. Je veux travailler. Attends, ça fait 11 ans que je suis dans la rue ! »

Dans quel domaine tu cherches ?

« La cuisine. Faire le maa, j’adore ça. J’ai essayé de chercher un peu partout. Et je crois que j’ai trouvé une place, j’attends un coup de fil pour confirmer ça. »

Où alors ?

« A une roulotte, à Tipaerui. J’ai une belle-sœur qui y travaille et elle voudrait bien me prendre. Ça sera un stage, un stage de 6 mois. Un SIE par le SEFI. C’est pour me former en cuisine. Que j’apprendre à couper les légumes, à cuire, à assaisonner. »

En attendant, que fais-tu de tes journées ?

« Ah bonne question ! (Rires) La journée, je fais mon petit ménage comme toutes les femmes, nettoyer la maison. »

Ah ? Tu as une maison ?

« C’est une vieille maison abandonnée. On est plusieurs à y vivre mais ça va. »

Et tu es seule ou tu es en couple ?

« J’ai un copain. Mais tu sais, c’est comme partout, il y a des hauts et des bas. Et en ce moment, c’est en train de baisser. »

Et comment as-tu connu Te Vaiete ?

« Il fut un temps où je venais boire mon café ici. Plus maintenant. Là, quand je viens, c’est juste pour rendre visite à Père Christophe et venir voir mes amis. »

Pourquoi tu ne viens plus ?

« Parce que je peux nourrir. Là où je suis, j’ai ce qu’il faut. J’ai mon four, j’ai ma vaisselle, j’ai de quoi manger. Alors je n’ai plus besoin de venir là ! Je viens juste pour dire bonjour à Père. Je l’adore ! (Rires) Il m’a tellement aidée ! On peut aller voir le docteur grâce lui. Il fait beaucoup pour nous. Il faut bien, en échange, avoir un peu de remerciements. »

Qu’est-ce qui pourrait de sortir définitivement de la rue ?

« Un travail ! Avec ça, je pourrais tout arrêter. »

Que veux-tu dire ?

« Ben pour m’en sortir, je fais le trottoir et ce n’est pas agréable du tout. »

Depuis quand tu te prostitues ?

« Depuis que je suis dans la rue, ça fait donc 11 ans. Je fais avec les moyens du bord. »

En fait, tu assumes ton quotidien comme ça ?

« Je ne vais pas te mentir : oui. C’est ce que je fais. Tu sais, il faut vraiment vouloir s’en sortir parce que ce n’est pas facile de faire ça. »

Tu as beaucoup de clients ?

« Pas trop en ce moment. Je m’en sors quand même, ça va. Mais c’est pour ça que je veux un travail. »

Comment vois-tu ta vie dans 10 ans ?

« J’espère juste avoir une vie plus belle hein. (Rires) La vie merveilleuse dont tout le monde rêve. J’aimerais bien avoir des enfants. Pas beaucoup, au moins un. Et j’aurais une vraie maison, avec la télé et tout. La totale quoi ! Avoir une vie belle, comme on dit. J’aimerais avoir cette vie-là dans 10 ans ! »

Ton plus beau souvenir de la rue ?

« J’en ai tellement ! (Rires) – Donnes-moi en un. – Quand j’ai fêté la nouvelle année ici avec des amis. On a fêté la Noël, le jour de l’an, c’était un méga trip quoi ! »

Un dernier message ?

« Je voudrais dire aux jeunes de ne pas suivre le même chemin que nous. Il faut écouter les parents. D’aller vers l’avant. »

Parce que tu regrettes ton choix…

« Je me pose souvent la question. Parfois oui, parfois non. C’était tellement compliqué avec mes parents. C’est comme ça, voilà tout. J’assume mon choix. »

© Nathalie SH - Accueil Te Vai-ete - 2016

L’ancrage biblique de la Miséricorde

Audience générale du mercredi 13 janvier 2016 – Pape François

Pour sa première audience générale de l'année 2016, le Pape François a commencé un nouveau cycle de catéchèses sur la « miséricorde dans la perspective biblique» ». Le but affiché est « d’apprendre la miséricorde en écoutant ce que Dieu lui-même nous enseigne par sa Parole ». Dans ce premier volet, le Pape est parti de l’Ancien Testament.

Frères et sœurs, bonjour !

Aujourd’hui, nous commençons les catéchèses sur la miséricorde dans une perspective biblique, afin d’apprendre la miséricorde en écoutant ce que Dieu lui-même nous enseigne par sa parole. Nous partons de l’Ancien Testament, qui nous prépare et nous conduit à la pleine révélation de Jésus-Christ, en qui se révèle de manière accomplie la miséricorde du Père.

Dans l’Écriture Sainte, le Seigneur est présenté comme « Dieu miséricordieux ». C’est son nom, à travers lequel il nous révèle, pour ainsi dire, son visage et son cœur. Comme le raconte le livre de l’Exode, en se révélant à Moïse, Dieu se définit lui-même ainsi : « Le Seigneur, Dieu tendre et miséricordieux, lent à la colère, plein d’amour et de vérité, qui garde sa fidélité » (34,6-7). Dans d’autres textes aussi, nous retrouvons cette formule, avec quelques variantes, mais l’insistance est toujours mise sur la miséricorde et sur l’amour de Dieu qui ne se lasse jamais de pardonner (cf. Jn 4,2 ; Jo 2,13 ; Ps 86,15 ; 103,8 ; 145,8 ; Ne 9,17). Voyons ensemble, une par une, ces paroles de la Sainte Écriture qui nous parlent de Dieu.

Le Seigneur est « miséricordieux » : ce mot évoque une attitude de tendresse comme celle d’une mère à l’égard de son fils. En effet, le terme hébreu employé par la Bible fait penser aux entrailles ou encore au sein maternel. C’est pourquoi, l’image qu’il suggère est celle d’un Dieu qui se laisse émouvoir et attendrir par nous, comme une mère quand elle prend son petit enfant dans ses bras, désireuse de seulement aimer, protéger, aider, prête à tout donner, et à se donner. C’est l’image que suggère ce terme. Un amour, donc, qui peut se définir comme « viscéral », dans le bon sens du terme.

Il est ensuite écrit que le Seigneur est « tendre », dans le sens où il fait grâce, il a compassion et, dans sa grandeur, il se penche sur celui qui est faible et pauvre, toujours prêt à accueillir, à comprendre, à pardonner. Il est comme le père de la parabole rapportée dans l’Évangile de Luc (cf. Lc 15,11-32) : un père qui ne s’enferme pas dans le ressentiment parce que son plus jeune fils l’a abandonné, mais qui, au contraire, continue de l’attendre – il l’a engendré – et puis qui court à sa rencontre et l’embrasse, ne lui laisse même pas terminer sa confession – comme s’il lui couvrait la bouche – tant son amour et sa joie de l’avoir retrouvé sont grands ; et ensuite, il va même appeler son fils aîné qui s’indigne et ne veut pas participer à la fête, ce fils qui est toujours resté à la maison, mais en vivant davantage comme un serviteur que comme un fils ; et sur lui aussi, le père se penche, l’invite à entrer, cherche à ouvrir son cœur à l’amour pour que personne ne soit exclu de la fête de la miséricorde. La miséricorde est une fête !

De ce Dieu miséricordieux, il est aussi dit qu’il est « lent à la colère », littéralement « long de respiration », c’est-à-dire avec la respiration ample de la longanimité et de la capacité à supporter. Dieu sait attendre, son temps n’est pas le temps impatient des hommes ; Il est comme l’agriculteur sage qui sait attendre, qui laisse au bon grain le temps de pousser malgré l’ivraie (cf. Mt 13,24-30).

Et enfin, le Seigneur se proclame « plein d’amour et de vérité, qui garde sa fidélité ». Comme elle est belle, cette définition de Dieu ! Il y a tout. Parce que Dieu est grand et puissant, mais cette grandeur et cette puissance se déploient dans son amour pour nous, nous qui sommes si petits, si incapables. Le terme d’« amour », employé ici, indique l’affection, la grâce, la bonté. Ce n’est pas l’amour des feuilletons télévisés… C’est l’amour qui fait le premier pas, qui ne dépend pas des mérites humains mais d’une immense gratuité. C’est la sollicitude divine que rien ne peut arrêter, pas même le péché, parce qu’elle sait aller au-delà du péché, vaincre le mal et le pardonner.

Une « fidélité » sans limites : voilà le dernier mot de la révélation de Dieu à Moïse. La fidélité de Dieu ne diminue jamais, parce que le Seigneur est le gardien qui, comme le dit le psaume, ne s’endort pas mais veille continuellement sur nous pour nous conduire à la vie :

« Qu'il empêche ton pied de glisser, qu'il ne dorme pas, ton gardien. Non, il ne dort pas, ne sommeille pas, le gardien d'Israël. (...) Le Seigneur te gardera de tout mal, il gardera ta vie. Le Seigneur te gardera, au départ et au retour, maintenant, à jamais » (121,3-4 ; 7-8).

Et ce Dieu miséricordieux est fidèle dans sa miséricorde et saint Paul dit quelque chose de beau : si tu ne lui es pas fidèle, lui demeurera fidèle parce qu’il ne peut pas se renier. La fidélité dans la miséricorde est précisément l’être de Dieu. Et c’est pourquoi Dieu est totalement et toujours fiable. Une présence solide et stable. C’est cela, la certitude de notre foi. Et alors, en ce Jubilé de la miséricorde, faisons-lui totalement confiance et expérimentons la joie d’être aimés par ce « Dieu tendre et miséricordieux, lent à la colère, plein d’amour et de vérité, qui garde sa fidélité ».

© Libreria Editrice Vaticana - 2016

Hommage à « Papyrus » - Frère Alain PAUBERT

Hommage de feu Frère Joseph Le Port à l’occasion de son jubilé d’or

Frère Alain PAUBERT dit « Papyrus » est décédé le 4 janvier dernier, à l’aube de ses 102 ans. En 1980, à l’occasion de la visite du Supérieur-Général et du bicentenaire de la naissance du fondateur Jean-Marie de La Mennais, feu Frère Joseph Le Port prononça cet hommage au Frère Alain. Nous complétons ce texte par quelques mots du frère Charles Rubion.

UN QUART DE SIÈCLE À TAHITI

Frère Alain PAUBERT est arrivé à Papeete en 1957. Qu’on me permette, guidé par quelques notes, d'évoquer le Tahiti d’alors, que beaucoup ici connaissent si bien !

Le rythme économique ne s'était pas encore emballé. Le tourisme en était toujours au stade artisanal, bien qu'une antenne du Club Méditerranée existât déjà ; le dynamisme du libéralisme capitaliste n'avait pas encore conquis les Tahitiens. La MGM allait bientôt y produire un choc économique et psychologique.

En politique, on en était à des tâtonnements vers des formes d'émancipation. Le manifestèrent les élections de janvier 56 , le vote de la « Loi Cadre » en juin 56 et son application ; ni la visite du Général De Gaulle en août 56 , ni le referendum de 58, ni la construction de l'aérodrome international, ni l'implantation du C.E.P… ne gommeraient les perspectives esquissées alors.

L'Église catholique poursuivait son essor (malgré une certaine perturbation causée par ce que révélait au public le procès d'un faux-prêtre). Pour le Clergé, des espoirs de relève se concrétisaient : ainsi, Père Michel et Père Hubert étaient déjà ordonnés, et se préparaient pour leur prochain apostolat au Fenua ; le futur Père Lucien entrait au Séminaire de Paita. Les Sœurs de Cluny venaient de fonder « Ste Thérèse ». À Faaa arrivaient deux nouvelles Religieuses, dont Sœur Thérèse ROBSON qui venait de faire sa profession au Canada, chez les dynamiques Sœurs de Notre-Dame des Anges. Chez les Frères, Frère Maxime était dans les maisons de formation en Europe ; et les Frères qui quittaient l'Égypte après le « Coup de Suez » poursuivraient leur route, pensait-on, jusqu'en Polynésie ; Frère Alain ABIVEN, lui-même ancien Directeur Principal d'Égypte, l'espérait ferme. En attendant, on s'affairait à faire surgir l'école « St Paul » des terres marécageuses de Taunoa.

À plusieurs d'entre vous, cela semble hier : n'est-il pas vrai ? Et voilà dans quel Tahiti débarquent du « Calédonien », au matin du samedi 30 novembre, Frère Alain PAUBERT et Frère Dominique ANDRÉ ; en compagnie très respectable d'ailleurs : Mgr Paul MAZE et Mgr Louis TIRILLY.

Les yeux encore tout éblouis du périple qui l'avait conduit de Port-Saïd à Malte, à Beyrouth, à Smyrne et Constantinople , à Athènes, à Brindisi et Venise ; le cœur encore endeuillé par le décès récent de son oncle, Frère Chrysanthe-Marie ; le corps encore fatigué du long voyage aérien d'Europe à Nouméa, et des lenteurs de l'itinéraire Nouméa-Papeete ( avec un long arrêt aux Nouvelles-Hébrides dont la forêt vierge l'intrigua), le 2 décembre au matin, Frère Alain prenait pied dans une classe de 6ème.

Pour nombre d'anciens élèves, Frère Alain est un professeur d'anglais. On l'appelait alors tantôt frère Cécilius, tantôt d'un autre nom plus ou moins semblable par sa désinence en -US, mais qui évoquait davantage les scribes des pharaons que les martyrs du jeune Christianisme. Nul ne doute que Frère Alain soit très fort dans la langue anglaise ; sauf lui peut-être. Il lui arrivait par moments de s'interroger sur une accentuation, sur le sons précis d’un terme, et de quêter inlassablement un éclaircissement ici ou là ; son inquiétude se résorbait seulement lorsqu'aucun doute n'était plus possible tant était vive sa conscience professionnelle.

Quant aux élèves, - les fournées qu’il a vu passer en 6ème et en 5ème, - bon gré , mal gré , ils récitaient le vocabulaire anglais et les infernaux Irregular Verbs ; je dis bien « récitaient » et non pas « étudiaient », car, dans cette discipline scolaire comme dans les autres, il se trouvaient des élèves pour mettre au point des techniques de resquille efficaces, un certain temps du moins. Mais les élèves témoignaient de la sympathie à ce Frère d'un abord généralement facile, qui s'accommodait de leurs plaisanteries même les plus taquines, les provoquait parfois ; qui faisait place dans son enseignement à des séquences moins techniques, plus plaisantes, où il s'animait au point de leur donner l'illusion d'être ailleurs que dans une classe, spectateurs comblés.

Outre l’enseignement, la fanfare de l'École des Frères lui fit très vite une place : de tout temps, Frère Alain s'était intéressé à la musique. La clarinette le tenta ; il se mit au travail, y intéressa même des élèves. Et se manifesta encore une fois un de ses traits de caractères : la recherche de la perfection, jusqu'au doux entêtement. Que d'heures de loisirs consacrées à perfectionner doigté et souffle, tout en gardant le souci de ne pas contrarier les Confrères qui réservaient ces mêmes moments à des activités différentes.

Puisque j'ai déjà parlé de ses qualités, que Frère Alain me permette d'en souligner une que tous se plaisent à lui reconnaître : sa délicatesse dans ses relations avec Confrères ou Collègues ; une délicatesse faite d'affabilité, de respect, et de cette sorte de sagesse qu'on appelle humilité.

Homme agréable dans les relations, Frère Alain l'est, certes ; sauf peut-être à l'endroit de ceux qui le désarçonnent par un caractère trop sûr de soi, trop confiant dans ses opinions : dans ce cas, il abandonne vite la partie, trop modeste pour faire la leçon à qui que ce soit. Qui n'a eu plaisir à l'entendre saupoudrer la conversation de cette sorte de sel attique fait de rapprochements inattendus, de jeux de mots, de scintillements spirituels : tout un art d'agrémenter la conversation à sa manière, avec discrétion ; ne s'offusquant nullement d'en faire parfois les frais, assez habile souvent pour s'en tirer par une simple pirouette, sans nullement agresser les interlocuteurs.

Que dire du Religieux qu’il a été et qu'il est, sinon qu'il est exemplaire ? Il fait partie de ces Religieux dont on peut affirmer qu'ils ressemblent au Nathanaël de l'Évangile, bon Israélite en qui il n'y a point de supercherie ; de ces Religieux pour qui un engagement définitif est un engagement définitif ; de ces Religieux pour qui la fidélité à la Règle de Vie est primordiale. On a vu récemment, sous des influences profanes (développement de l'esprit critique, des des « sciences humaines »… ), proposer pour la Vie Religieuse des modèles différents, moins irréductibles devant des remises en question, plus attentifs aux tâtonnements de la réflexion théologique, morale et pastorale, plus soucieux donc d'une vision moderne de l'Évangile ; - mais pas nécessairement plus proches de l'Évangile ou du Christ même. Frère Alain a sereinement ignoré tout cela, semble-t-il ; ses premiers engagements suffisent à dynamiser sa vie religieuse.

RETOUR AUX SOURCES

Entre Quimper au nord et la mer au sud s'étend la vaste commune de Fouesnant, chef-lieu de canton. Non loin de là, vers l'ouest, se trouve le pays de la Bigoudénie, que « Le Cheval d'Orgueil » a révélé au monde et fait aimer aux Bretons eux-mêmes. Les Fouesnantais tiraient traditionnellement leur subsistance de la terre et de l'Océan : leurs pommiers et leur cidre ont toujours eu solide réputation, et Beg-Meil et les Glénans sont des lieux recherchés par les amateurs de plage ou de voile.

C'est à Fouesnant que le 24 janvier 1914, le petit Alain fait son entrée dans ce monde, intrépidement : je veux dire peu soucieux des bruits de guerre de l'époque. Il est le 4ème d'une famille de 9 enfants, dont 7 survivront. Il a la joie de compter actuellement 16 neveux et nièces. Corentin PAUBERT, le père, avait pratiqué quelque temps le dur métier d'ouvrier verrier dans le département de l'Aisne ; il soufflait à longueur de journée pour la fabrication d'objets en verre. Mais bientôt la petite famille, qui comptait déjà trois enfants, se replia à Fouesnant dont étaient originaires les deux parents ; ils s'y installèrent définitivement dans le métier de tailleur en confection.

La première Guerre mondiale impose une longue absence du père ; il y vit, entre autres horreurs, le « Chemin des Dames ». Pendant cette période, la mère doit, seule, éduquer et faire vivre les 4 enfants.

Alain entre à l'École des Frères de Fouesnant vers l'âge de 8 ans ; c'était à l'époque, dans les campagnes françaises, une chose assez courante d’attendre si tard pour commencer la scolarité. Et les petits Bretons bretonnants, comme Alain, parcouraient le cycle primaire en 5 ou 6 ans, ou 4 ans parfois : le dévouement des maîtres allié à une profonde motivation inculquée aux enfants par la famille (maîtriser, conquérir cette chose nécessaire pour la vie qu'était la langue française !) produisait ce résultat qui semble un exploit aux yeux des Enseignants d'aujourd'hui.

Sorti de l'école primaire à 13 ans, et désirant poursuivre ses études, Alain choisit non Quimper, la ville voisine, mais le lointain pensionnat du Folgoat : c’est déjà le dépaysement ! Dans ce lieu de pèlerinage marial, nos Frères du Finistère, après la tempête de 1903, avaient créé en 1910 un « Cours Normal » chargé de préparer de bons instituteurs pour les écoles chrétiennes du Diocèse. Frère Chrysanthe-Marie PAUBERT, qui avait choisi, en 1903, de poursuivre son activité apostolique dans la clandestinité, y déploya longtemps toutes les ressources de ses talents et de son dévouement. Ce Frère remarquable, on s'en doute, a été pour quelque chose dans la vocation d'Alain, ainsi que de celle de Corentin, son frère aîné déjà entré dans l'Institut, et celle de Germaine qui se préparait alors à faire profession dans la Congrégation des Sœurs du St Esprit (elle vient de fêter l'année dernière son Jubilé d'Or de Vie Religieuse).

Peu d'années après la guerre, le Folgoat fut transformé en Juvénat. Il y régnait un remarquable esprit d'entre-aide et de charité fraternelle. C'est là qu'arrive Alain en 1927, alors que son oncle vient d'en abandonner la direction pour assumer des responsabilités plus importantes au Scolasticat ; 6 ans plus tard, il sera nommé aux hautes fonctions d'Assistant Général.

Le centre de probation (postulat, noviciat et scolasticat) était réfugié à Jersey depuis les expulsions du début du siècle. Pour le rejoindre, nos jeunes aspirants devaient se procurer un passeport, et quitter la famille pour trois ans. C'est ainsi que fit Alain, courageusement, faisant l'expérience, bien jeune encore, des ruptures et des longues séparations, et découvrant déjà le phénomène de l'insularité ; car Jersey est une île perdue dans la Manche, moins étendue que Tahiti. Alain, trois années durant, y consacre tout son temps à des études ou à des activités qui le préparent à sa vie de Religieux enseignant. Le 24 août 1930, il fait une démarche dont nous célébrons dans la joie le cinquantième anniversaire : il entre au Noviciat. L'année suivante, sous la direction si compétente de son oncle, il se prépare plus directement à sa profession enseignante. Combien de Frères se souviennent encore de ce « Guide du Débutant » publié par le Frère Chrysanthe-Marie en 1932, et qui rassemblait les conseils les plus utiles à tout jeune enseignant !

La carrière enseignante, on y entrait peut-être bien jeune à l'époque ; les études duraient moins longtemps qu'aujourd'hui. Sans doute fallait-il pallier à la brièveté de la formation pédagogique par un supplément de qualités humaines. Parfois on avait la chance de trouver sur le terrain, à côté de soi, un guide, un ami. Toujours est-il que beaucoup de nos Frères de cette époque ont abordé leur première classe à l'âge minimum requis par la législation française, ou peu après avant la vingtaine. Tel fut le cas de Frère Alain.

AU BORD DU NIL

Les lois françaises de 1903, qui privaient beaucoup de Congrégations religieuses de leur existence légale, causèrent assurément un « Grand Dérangement » dans l'Église de France et dans les Colonies françaises. C'est ainsi que fut abandonnée notre Mission florissante du Sénégal - peut-être se souvient-on ici que le Frère Alpert, désigné par le Père de La Mennais pour fonder Tahiti, venait du Sénégal en 1859 - et que des Frères, disponibles, furent envoyés en Turquie, en Roumanie et en Égypte.

Dans ce dernier pays, à Hélouan-les-Bains, sorte d'île de 20 mille habitants entourée d’un océan de sable, reliée par 25 km de voie ferrée à la populeuse capitale, des Religieux italiens, les Pères de Vérone, dirigeaient une école enseignant les programmes français. Ils firent bon accueil aux propositions de nos Supérieurs ; une communauté de Frères de Ploërmel s'établit à côté de la communauté des Pères.

C'est là que notre jeune Frère Alain se trouve parachuté en 1932. Les relations étaient délicates entre les deux communautés : plutôt des comportements d'employeurs à employés que la cordialité de la collaboration. Malgré une pauvreté proche du dénuement, malgré les tensions, malgré les intempéries, la chaleur surtout, les Frères qui ont vécu à Hélouan en parlaient généralement avec attachement et émerveillement.

Hélouan n'était pas encore la rampe de lancement de fusées qu'elle est devenue sous l'impulsion du Raïs Nasser ; on y trouvait une station de cures thermales et une cimenterie. Les quelque 300 élèves (internes pour la moitié, souvent originaires du Caire) rassemblaient une vingtaine de nationalités.

Frère Alain s'intégra très vite à sa communauté, et se plia aux usages locaux. Ni glace, ni frigorifique ; seul moyen d'avoir une boisson fraîche une gargoulette à sa fenêtre, et une certaine dextérité… pour s'en servir. Les loisirs ? Promenades à bicyclettes ou à dos d'âne dans le désert ; escalades des collines voisines ; visite du prestigieux Musée du Caire ; excursions aux grottes de Hassara d'où furent extraites les pierres calcaires utilisées pour construire les pyramides de Guyzèh, ou, par-delà le Nil dont la masse jaunâtre s'écoule à 3 km au couchant, randonnées aux vestiges de Saqqarah où on vénéra autrefois le bœuf Apis…

Frère Alain en oublie ses obligations militaires ; et le voilà bientôt catalogué comme déserteur ! Allah aidant, les choses s'arrangent, et il accomplit ses 18 mois en Syrie, avec quelques mois de retard ; mais il ne bénéficie pas, comme d’autres Frères, de affectation spéciale spéciale « Détaché Militaire » , qui lui aurait permis d'enseigner chez les Frères Maristes au Liban. Un an et demi à l'État-Major d'Alep ; honni soit qui parlera de planque !

En 1937, Frère Alain retrouve Hélouan. On lui confie alors, non plus une classe renfermant une quarantaine de débutants, mais une classe de 7ème et un poste de surveillant. Aux vacances de 1938, les Frères quittent Hélouan, et sont réparties dans les communautés de la zone du Canal. C'est ainsi que Frère Alain arrive à Ismallia, où d'ailleurs il fait sa Profession Perpétuelle en cette année 38. Cette ville est située approximativement au centre de l'isthme de Suez, sur le bord occidental du Canal, à la lisière du lac Tililsah (lac des Crocodiles).

AU BORD DU CANAL

La situation dos Frères à Hélouan avait très tôt parue précaire aux Supérieurs ; aussi prêtèrent-ils attention à une proposition faite par la Compagnie du Canal do Suez : elle cherchait des enseignants qualifiés pour leur confier ses propres écoles. C'est ainsi qu'en 1924, une communauté de Frères prit en charge l'école d'Ismaïlia, située à un angle de la place Champollion. Ultérieurement, la Compagnie leur proposera aussi l'école de Port-Faufiq, près de Suez ; et les Frères fonderont leur propre école à Port-Fouad, petite bourgade tranquille séparée, par le Canal, du grand port méditerranéen Port-Saïd. S'y trouvaient les Ateliers Généraux de la Compagnie, qui employaient plus de mille ouvriers qualifiés ; c'est surtout à l'intention de ces derniers que fut créée l'école « St Joseph » de Port-Fouad.

Mais les événements politiques et militaires d’Europe enlèvent bientôt notre Confrère à ses élèves ; et le voici une fois encore déguisé en soldat ; affecté à la caserne de Beyrouth, il y fait la drôle de guerre dans les écritures, simple comptable de la coopérative militaire. Peu après l'armistice, il est rendu à la vie civile.

Et c'est en tant que civil, à l'exemple de tant d'autres, hélas ! qu'il rencontre la vraie guerre, la sale guerre. À peine arrivé à Port Fouad en 1941, réfugié dans la cave dès l'alerte donnée à 4 heures du matin... il entend les avions passer et soudain une bombe explose, à proximité assurément. Quand vient l'accalmie, il sort pour constater les dégâts : l'habitation des Frères n'existe plus, l'école est bien entamée, et l'église paroissiale voisine est éventrée.

Notre Confrère cherche donc refuge ailleurs ; les Supérieurs l'envoient dans l'autre grand port méditerranéen : Alexandrie. Là, les Frères de La Salle dirigent plusieurs écoles, dont le prestigieux Collège St Marc, où Frère Alain reçoit un chaleureux accueil dans la communauté. Son champ d'apostolat est une autre école, « Ste Catherine », où il enseigne la musique et rempli les fonctions de maître de chapelle.

Mais Alexandrie attirait l'attention des puissances de l'Axe à l'égal de Port-Saïd, sinon davantage ; El Alamein est à quelque deux cents kms à l'ouest. Voici donc de nouveau notre Confrère en plein champ de bataille : des bombardements successifs perturbent la vie quotidienne, et font des victimes. Il se souvient, par exemple, de ce 7 avril 1942, où on dénombre 200 tués dans la zone du port… Il se souvient aussi que c'est cette guerre qui lui arrache, peut-on dire, son frère aîné qui l'avait précédé en Egypte : Corentin s'engage à cette époque dans les troupes de la « France Libre ».

La fin de la guerre le trouve à Ismaïlia, non au Collège de la Compagnie, mais à l'école paroissiale, que les Frères avait ouverte à l'intention des petits Égyptiens d’origine populaire, chrétiens ou musulmans.

De 1945 à 1957, Frère Alain sera docilement à la disposition de ses Supérieurs, pour occuper les postes où on aura besoin de sa compétence : à l'école reconstruite de Port-Fouad ou à Ismaïlia.

Si l'on sondait son cœur, sans doute y trouverait-on plus de souvenirs de son séjour au Nord du Canal : l'horrible humidité en août et septembre, la chasse aux cailles ou aux coqs de gruyère , les baignades matinales dans la méditerranée, la cordialité des relations avec les « Grands Frères » de Port-Said, la chaleureuse sympathie des visites faites aux Collègues de l'enseignement public égyptien ( coranique ) ; le plaisir ineffable d'observer de la terrasse de l'école, la lente valse des navires débouchant du Canal dans la Méditerranée ou se préparant à descendre vers la Mer Rouge ; les moments de loisir consacrés aux élèves, aux entraînements sportifs singulièrement (Frère Alain a formé, peut-on dire , ce DARMENIA , futur gardien de but de Rennes et de Reims , et ce PARASKOS que l'Egypte déléguera à une rencontre internationale en Europe.) - Mais aussi encore la guerre : le « Coup de Suez » de novembre 1956. De la terrasse de l'école, Frère Alain en a observé la technique implacable :  Port-Fouad assaillie, dans le silence matinal, de parachutistes et de commandos de marine, et conquise sans coup férir, la courte et meurtrière résistance de Port-Saïd, la progression vers le sud , les balles perdues lui sifflant aux oreilles (car une curiosité insatiable le rendait intrépide sinon téméraire) ; mais aussi , en décembre , l'humiliante retraite franco-anglaise…

Son dernier poste au centre du Canal, ce fut au flambant neuf « Collège de Lesseps », œuvre du Frère Alain ABIVEN, qui fut inauguré en février 1950. Dans la liste de ses élèves de 3ème en 53-54, je relève le nom d'une célébrité mondiale : le chanteur Claude FRANCOIS qui, lui aussi, apprit le vocabulaire anglais et les irregular verbs sous la férule de Frère Alain. Pourrais-je évoquer quelques autres souvenirs de cette époque, dont lui-même parle si peu ? Le voici, sous un chaud soleil d'après-midi, marchant à longues enjambées vers le lac Timsah où l'attend un ancien canot de sauvetage transformé en voilier ; le voici escaladant sous un soleil torride le djebel Attaka dont lès flancs caillouteux conduisent à 800 mètres au dessus de la Mer Rouge ; le voici , à l’est de Suez , à l’ombre des palmiers de l'oasis « Fontaines de Moïse », en compagnie d 'un Capitaine de la police égyptienne et de quelques bédouins ; le voici sur la cour de l'école de Port-Taufiq , bien ensoutané de noir , s'entrainant en vue d'un match de volley ; le voici en compagnie du jeune Père JOMIER (O.P.) entouré de moines coptes à l'intérieur du fameux monastère St Antoine, sorte de forteresse médiévale construite en plein désert , à 50 km de la Mer Rouge ; le voici , à peine perceptible - on songe aux atomes pensants de « Micromégas » - au pied du grand Sphynx, dont la morphologie est bien érodée par les éléments ; le voici, cherchant à conserver l'équilibre sur le dos d'un chameau qui déambule, impassible ; le voici parcourant la galerie et la chambre funéraire de la grande Chéops ; le voici avec des amis devant l'église de Héliopolis, ville toute moderne que la fortune Empain a fait surgir des sables au Nord du Caire…

Sans ambitionner de dresser un bilan, peut-on dégager quelques lignes de forces de ces 25 années passées en terre égyptienne ?

Le désert, omniprésent, invita l’homme à la modestie, et au travail. L'attention à l'Islam élargit les horizons religieux et révèle une autre approche de Dieu. La rencontre des Églises orientales conduit le Catholique occidental à approfondir ses connaissances sur les origines du Christianisme et sur l'histoire des premiers siècles ; le dogmatisme, le ton doctoral s'effacent pour faire place à la modestie, à l'humilité, à la tolérance. La survie de l'Église copte, malgré plus de treize siècles d’imposante majorité musulmane, parfois tyrannique, est un exemple de fidélité religieuse qui suscite l'admiration. La vie religieuse dans la mouvance franciscaine - car la zone du Canal est une sorte de ramification de la Custodie de Terre Sainte – pouvait y gagner en sérenité ; tandis que des relations avec le Couvent dominicain du Caire pouvaient la dynamiser, la structurer.

L'apostolat du Frère Alain en terre d'Islam a été un témoignage discret : témoignage d'une forme originale de consécration à Dieu : Religieux enseignant. Témoignage d'une qualité d'écoute à l'égard d'autres formes d'engagement au service du Dieu Unique. Mais il a été aussi un apostolat direct et authentique auprès de ceux qui partageaient sa foi. Comme tant d'autres Frères, il a utilisé les moyens dont il disposait pour faire connaître et aimer Jésus-Christ : leçon do catéchisme, réflexion chrétienne quotidienne, prière on classe, journées de retraite pour les élèves, collaboration au niveau paroissial…

Le Frère Alain qui arrivait à Tahiti en 1957, avait déjà, nous le constatons, un long passé, une vie bien remplie.

Nous l'avons vu se remettre à l'ouvrage avec enthousiasme.

Nous l'avons vu aussi progresser en discrétion, alors que l'age ou la compétence aurait pu le conduire à l'ambition, à une plus grande confiance on soi.

Des ennuis de santé l'ont plusieurs fois conduit à l'hôpital ; des accidents bénins sans doute, mais qui l'ont peut-être préparé à vivre correctement ce moment délicat de ta vie de tout travailleur dans le monde moderne : la « mise à la retraite ». Frère Alain a vécu ce tournant de sa vie d'enseignant avec la même simplicité que le reste : le devoir connu, il l'accomplit de son mieux, restant disponible pour rendre service à la communauté et au Collège.

Cette retraite, qu'il a commencée en septembre dernier, Frère Alain l'a bien méritée. Nous la lui souhaitons longue et heureuse.

F. J. Le Port.

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À la retraite au Collège La Mennais, un beau jour, le Frère Bernard Gaudeul, alors Supérieur Général, demande à Frère Alain s’il accepterait d’aller aux Marquises, renforcer la communauté. Toujours la même disponibilité : il part aux Marquises. Il y restera quatorze ans. Il y assure un temps de service au secrétariat de l’école et entretient le jardin de la communauté, avec la même minutie dans les divers travaux.

Minutie, précision dans les horaires : temps de prière, rencontres communautaires.  Une entorse cependant : un midi, pas de Frère Alain… midi cinq toujours absent : c’est que le supérieur de communauté de l’époque ne savait pas qu’un match de foot important était diffusé, en direct, ce midi-là.

Une « arme » du Frère Alain : l’humour ! : il dit les choses ; enveloppées d’humour, elles passent mieux et sans contaminer les relations…

Si sa famille religieuse compte beaucoup pour lui, il reste très attaché aux siens : un attachement perceptible même à travers une évidente discrétion. D’ailleurs, entre sa famille religieuse et sa famille humaine, il y a en commun un oncle qui fut assistant du Supérieur Général.

Il ne faudrait pas passer sous silence l’attachement du Frère Alain à ses élèves : la liste complète de ces derniers en témoigne : un document dont il ne se sépare pas.  On peut légitimement penser que les noms ne sont pas inscrits seulement sur du papier.

Frère Charles Rubion

© Frère de La Mennais – 1980-2010

Commentaire des lectures du dimanche

Le passage de l’Évangile que nous venons d’entendre est le premier signe prodigieux qui se réalise dans le récit de l’Évangile de Jean. La préoccupation de Marie, devenue requête à Jésus : « Ils n’ont pas de vin » – lui a-t-elle dit - la référence à « l’heure », cette préoccupation se comprendra grâce aux récits de la Passion.

Et c’est bien qu’il en soit ainsi, parce que cela nous permet de voir la détermination de Jésus à enseigner, à accompagner, à guérir et à donner la joie à partir de cet appel au secours de la part de sa mère : « Ils n’ont pas de vin ».

Les noces de Cana se répètent avec chaque génération, avec chaque famille, avec chacun de nous et nos tentatives pour faire en sorte que notre cœur arrive à se fixer sur des amours durables, sur des amours fécondes, sur des amours joyeuses. Donnons à Marie une place ; « la mère » comme le dit l’évangéliste. Et faisons avec elle maintenant l’itinéraire de Cana.

Marie est attentive, elle est attentive à ces noces déjà commencées, elle est sensible aux besoins des fiancés. Elle ne se replie pas sur elle-même, elle ne s’enferme pas, son amour fait d’elle un « être vers » les autres. Elle ne cherche pas non plus des amies pour parler de ce qui est en train de se passer et critiquer la mauvaise préparation des noces. Et comme elle est attentive, avec sa discrétion, elle se rend compte que manque le vin. Le vin est signe de joie, d’amour, d’abondance. Combien de nos adolescents et jeunes perçoivent que dans leurs maisons depuis un moment il n’y a plus de ce vin ! Combien de femmes seules et attristées se demandent quand l’amour s’en est allé, quand l’amour s’est dérobé de leur vie ! Combien de personnes âgées se sentent exclues de la fête de leurs familles, marginalisées et ne s’abreuvant pas de l’amour quotidien de ses enfants, de ses petits-fils, de ses arrière-petits-fils. Le manque de ce vin peut aussi être l’effet du manque de travail, l’effet de maladies, de situations problématiques que nos familles dans le monde entier traversent. Marie n’est pas une mère « qui réclame », elle n’est pas non plus une belle-mère qui surveille pour s’amuser de nos incapacités, de nos erreurs ou manques d’attention. Marie est simplement mère ! Elle est là, pleine d’attention et de sollicitude. C’est beau d’écouter cela : Marie est mère ! Voulez-vous le dire tous ensemble avec moi ? Allons : Marie est mère ! Une fois encore : Marie est mère ! Une fois encore : Marie est mère !

Mais Marie, en ce moment où elle se rend compte qu’il manque du vin, recourt à Jésus en toute confiance : cela signifie que Marie prie. Elle s’adresse à Jésus, elle prie. Elle ne s’adresse pas au majordome ; directement, elle présente la difficulté des mariés à son Fils. La réponse qu’elle reçoit semble décourageante : « Et que me veux-tu ? Mon heure n’est pas encore venue » (v. 4). Cependant, entre temps, elle a déjà remis le problème entre les mains de Dieu. Sa hâte quand il s’agit des besoins des autres accélère l’« heure » de Jésus. Et Marie fait partie de cette heure, depuis la crèche jusqu’à la croix. Elle qui a su « transformer une grotte pour des animaux en maison de Jésus, avec de pauvres langes et une montagne de tendresse » (Evangelii Gaudium, n. 286) et qui nous a reçus comme fils quand une épée a traversé le cœur. Elle nous enseigne à remettre nos familles entre les mains de Dieu ; elle nous enseigne à prier, en allumant l’espérance qui nous indique que nos préoccupations aussi sont celles de Dieu.

Et prier nous fait toujours sortir du périmètre de nos soucis, nous fait transcender ce qui nous fait mal, ce qui nous secoue ou ce qui nous manque à nous-mêmes et ce qui nous aident à nous mettre dans la peau des autres, à nous mettre dans leurs souliers. La famille est une école où la prière nous rappelle aussi qu’il y a un nous, qu’il y a un prochain proche, sous les yeux : qui vit sous le même toit, qui partage la vie et se trouve dans le besoin.

Et, enfin, Marie agit. Les paroles « Tout ce qu’il vous dira, faites-le » (v. 5), adressées à ceux qui servaient, sont une invitation à nous aussi, invitation à nous mettre à la disposition de Jésus, qui est venu servir et non pour être servi. Le service est le critère du vrai amour. Celui qui aime sert, il se met au service des autres. Et cela s’apprend spécialement en famille, où nous nous faisons par amour serviteurs les uns des autres. Au sein de la famille, personne n’est marginalisé ; tous sont égaux.

Je me souviens qu’une fois, on a demandé à ma maman lequel de ses cinq enfants – nous sommes cinq frères – lequel de ces cinq enfants elle aimait le plus. Et elle a dit [elle montre la main] : comme les doigts, si l’on pique celui-ci cela me fait mal de la même manière que si l’on pique celui-là. Une mère aime ses fils tels qu’ils sont. Et dans une famille les frères s’aiment tels qu’ils sont. Personne n’est rejeté.

Là en famille « on apprend à demander une permission avec respect, à dire “merci” comme expression d’une juste évaluation des choses qu’on reçoit, à dominer l’agressivité ou la voracité, et là on apprend également à demander pardon quand on cause un dommage, quand nous nous querellons. Car dans toutes les familles il y a des querelles. Le problème, c’est demander pardon après. Ces petits gestes de sincère courtoisie aident à construire une culture de la vie partagée et du respect pour ce qui nous entoure » (Laudato si’, n. 213). La famille est l’hôpital le plus proche, quand on est malade on y soigné, tant que c’est possible. La famille, c’est la première école des enfants, c’est le groupe de référence indispensable des jeunes, c’est la meilleure maison de retraite pour les personnes âgées. La famille constitue la grande « richesse sociale » que d’autres institutions ne peuvent pas remplacer, qui doit être aidée et renforcée, pour ne jamais perdre le sens juste des services que la société prête à ses citoyens. En effet, ces services que la société prête aux citoyens ne sont pas une aumône, mais une vraie « dette sociale » à l’endroit de l’institution familiale, qui est la base et qui apporte tant au bien commun de tous.

La famille forme aussi une petite Eglise, nous l’appelons « Église domestique » qui, avec la vie, achemine la tendresse et la miséricorde divine. Dans la famille, la foi se mélange au lait maternel : en expérimentant l’amour des parents, on sent plus proche l’amour de Dieu.

Et dans la famille – nous en sommes tous témoins - les miracles se réalisent avec ce qu’il y a, avec ce que nous sommes, avec ce que l’on a à portée de main... bien souvent ce n’est pas l’idéal, ce n’est pas ce dont nous rêvons, ni ce qui « devrait être ». Il y a un détail qui doit nous faire réfléchir : le vin nouveau, ce vin si bon selon le majordome des noces de Cana provient des jarres de purification, c’est-à-dire de l’endroit où tous avaient laissé leurs péchés... Il provient du « pire » parce que « là où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé » (Rm 5, 20). Et dans la famille de chacun d’entre nous et dans la famille commune que nous formons tous, rien n’est écarté, rien n’est inutile. Peu avant le début de l’Année Jubilaire de la Miséricorde, l’Eglise célèbrera le Synode Ordinaire consacré aux familles, pour faire mûrir un vrai discernement spirituel et trouver des solutions et des aides concrètes aux nombreuses difficultés et aux importants défis que la famille doit affronter aujourd’hui. Je vous invite à intensifier votre prière à cette intention, pour que même ce qui nous semble encore impur, comme l’eau dans les jarres, nous scandalise ou nous effraie, Dieu – en le faisant passer par son « heure » – puisse le transformer en miracle. La famille a besoin aujourd’hui de ce miracle.

Et toute cette histoire a commencé parce qu’« ils n’avaient pas de vin », et tout a pu se réaliser parce qu’une femme – la Vierge – était attentive, a su remettre dans les mains de Dieu ses préoccupations, et a agi avec bon sens et courage. Mais il y a un détail, le résultat final n’est pas moindre : ils ont goûté le meilleur des vins. Et voici la bonne nouvelle : le meilleur des vins est sur le point d’être savouré, le plus admirable, le plus profond et le plus beau pour la famille reste à venir. Le temps reste à venir, où nous savourerons l’amour quotidien, où nos enfants redécouvriront l’espace que nous partageons, et les personnes âgées seront présentes dans la joie de chaque jour. Le meilleur des vins est en espérance, il reste à venir pour chaque personne qui se risque à l’amour. Et en famille, il faut se risquer à l’amour, il faut se risquer à aimer. Et le meilleur des vins reste à venir même si tous les paramètres et les statistiques disent le contraire. Le meilleur vin reste à venir en ceux qui aujourd’hui voient tout s’effondrer. Murmurez-le jusqu’à le croire : le meilleur vin reste à venir. Murmurez-le chacun dans son cœur : le meilleur vin reste à venir. Et susurrez-le aux désespérés ou aux mal-aimés. Soyez patients, ayez de l’espérance, faites comme Marie, priez, agissez, ouvrez votre cœur, parce que le meilleur des vins va venir. Dieu s’approche toujours des périphéries de ceux qui sont restés sans vin, de ceux à qui il ne reste à boire que le découragement ; Jésus a un faible pour offrir en abondance le meilleur des vins à ceux qui pour une raison ou une autre, sentent déjà que toutes leurs jarres se sont cassées.

Comme Marie nous y invite, faisons « tout ce que Seigneur dira ». Faites ce qu’il vous dira. Et soyons reconnaissants que, à notre temps et à notre heure, le vin nouveau, le meilleur, nous fasse récupérer la joie de la famille, la joie de vivre en famille. Ainsi soit-il.

[Intervention improvisée du Saint-Père à la fin de la Sainte Messe au Parc « Los Samanes », Guayaquil – 6 juillet 2015]

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